Rome
- gregos343
- Apr 9
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Updated: Apr 26
On dit que tous les chemins mènent à Rome. J’ai voulu vérifier.
Je suis parti de là où j’étais, et mon premier itinéraire me mena à travers un massif montagneux colossal, un édifice pyramidal inébranlable et vertigineux. Par chance, la nature m’a doté d’un pied sûr, d’un bon sens de l’orientation, et d’une excellente capacité d’endurance. La marche fut longue. L’ascension pénible. Mais le terrain solide et tracé m’offrit une claire perception d’où aller et de ce qui m’attendait. J’ai croisé la route de prédateurs féroces et affamés, de bêtes fourbes et rusées. J’ai traversé des torrents déchaînés, des pierriers instables. J’ai connu le froid, la faim, la soif. Mais j’ai su faire preuve d’une attention continuelle et de beaucoup de prudence. Je ne suis jamais tombé. Je ne me suis jamais laissé prendre. J’ai supporté, et j’ai enduré. Franchissant des cols, escaladant des falaises, je me suis accroché. Mon ascension me mena à des altitudes que peu d’entre nous connaîtront. Là haut, j’ai connu l’aridité, la glace, la solitude et la mort ; nul homme n’est fait pour de telles hauteurs. Et puis je suis redescendu sur l’autre versant ; et après un petit bout de chemin je suis finalement parvenu à Rome.
De là, j’ai pris un avion et, ayant un nouveau point de départ, j’ai suivi la direction qui menait à Rome ; cette fois c’était par la mer. Le voyage ne fut pas de tout repos, bien au contraire. J’ai découvert (à mon grand malheur) que je n’ai pas du tout le pied marin ; ce fut terrible. J’étais accablé par les embruns, mon visage ruisselait en permanence d’une eau salée qui embuait mes yeux, inondait ma bouche, consumait ma peau et rongeait mes organes. Ballotté de tous côtés, je cherchais sans cesse quelque chose à quoi me raccrocher, mais je ne trouvais rien. Les cahots constants me donnèrent la nausée. La houle et les vagues me harcelèrent jour et nuit ; des mois durant il me fut impossible de trouver le sommeil. Je crus bien devenir fou. Au cœur de la tourmente, je ne sais quelle force me maintint en vie. Et puis la mer m’avala : je chavirai. Je pensai que c’en était fini de moi, que j’allais sombrer au plus profond des eaux troubles et obscures. J’ai flotté un moment, inerte, avant de perdre connaissance. Les dieux ont dû avoir pitié de moi, car lorsque j’ai repris connaissance j’étais sur la grève. En haillons mais en vie je me suis relevé, j’ai levé la tête, et j’ai dit : plus jamais ça !
J’aurais pu mettre un terme à mon étrange dessein et rentrer chez moi – bien d’autres à ma place l’auraient fait – mais, insensé ou téméraire, je rejoignis Rome et, de là, je pris un avion destiné à m’offrir un nouveau départ. J’avais espéré cette fois une promenade tranquille – au vu de ce que j’avais vécu auparavant – mais mon nouvel itinéraire me mena dans une aventure qui me mit encore plus à l’épreuve : je dus traverser un infini désert de sable, brûlant le jour, glaçant la nuit. Sans abri, je n’eus d’autre choix que de marcher, marcher, et encore marcher ; ne prenant du repos qu’à l’aube et au crépuscule quand la tiédeur de l’air m’offrait un soupçon de répit. J’ai connu une soif comme jamais auparavant. Quant à la faim… dans un monde où la vie s’est éteinte, impossible de trouver de quoi me nourrir. Je me suis littéralement desséché. « L’essentiel est de continuer, me suis-je dit. À chaque jour sa peine ». Mais dans cet univers d’une éternelle monotonie j’ai rapidement perdu toute notion de temps. L’esprit engourdi, j’ai avancé tel un somnambule, sans savoir si j’allais dans la bonne direction ou si j’étais en train de me perdre à jamais. Or, il est un stade où l’on ne se pose plus aucune question ; avancer, un pas après l’autre, voilà tout. Dans cet état, plus proche de la bête que de l’homme, je suis parvenu à Rome.
Nouvel avion, nouveau départ. Cette fois ce fut beaucoup plus plaisant : je parcourus les plaines. Le terrain se révéla relativement plat, sans volume, sans relief. Compte-tenu de mes précédentes aventures, la platitude ne fut pas pour me déplaire. Partout je trouvai de l’eau (de l’eau douce), des fruits, des racines, des herbes, des poissons, des mammifères, des oiseaux… bref, de la vie. L’atmosphère tempérée me parut délicieuse et, tout au long du parcours, je trouvai aisément de quoi m’abriter du vent et de la pluie. À diverses reprises la tempête menaça ; je me retirai alors dans un abri douillet, attendant paisiblement que l’orage passe. Enfin je dormis d’un excellent sommeil. Et cela me permis de prendre pleinement conscience qu’après la soif et la faim, contenter son besoin en repos constitue un pilier essentiel pour couler une existence heureuse.
J’étais en bien meilleure forme que lors de mes précédentes expéditions. Le voyage fut fort agréable, commode et aisé, jusqu’à l’instant malheureux où je pénétrai par mégarde dans les méandres d’un fleuve indolent. Je me suis alors trouvé plongé au cœur d’un dédale inconcevable dont les structures entrecroisées au fil des ans ne respectaient aucune logique (bien qu’elles puissent en donner l’illusion). Dans cet enchevêtrement confus où chaque trace s’imprime ad æternam, j’ai eu tôt fait de me perdre. Tentant de rebrousser chemin, je fus confronté à mes propres errements. Dès lors, je n’avais nul autre choix que d’aller de l’avant. Progressant à grand peine, je parvins néanmoins à maintenir mon cap. Mais je dus bien vite me rendre à l’évidence : aucune carte ne permettra jamais de s’orienter dans un tel circuit complexe et hermétique ; et si une solution existe, c’est celle-ci : vider ces marécages jusqu’au substratum, alors seulement aura-t-on une chance de se promener à l’air libre, le regard tourné vers le ciel.
Pataugeant dans cet infâme bourbier, j’eus beau veiller à éviter la fange, à ne pas me mouiller et à filer droit… malgré ma vigilance, j’ai mis le pied où il ne fallait pas. Je me suis empêtré, embourbé, englué... Cerné par l’odeur putride de la matière en décomposition, j’ai été sali, souillé, noirci. J’aurais eu toute les raisons d’être en colère, mais je ne parvenais rien à reprocher, ni à moi, ni à personne. C’était ainsi, et je devais l’accepter. La seule chose à faire était de me tenir le plus droit possible, malgré le sol qui se dérobait sous mes pieds, et d’avancer ; car tant d’autres y sont restés et se sont enfoncés si profondément qu’ils ont fini par pourrir sur place. Ça n’a pas été chose facile, j’ai dû persévérer, me débattre, me sauver… et j’en suis sorti. Alors, une fois encore, je suis parvenu à Rome.
Avion-départ-périple-Rome. J’ai continué ainsi toute ma vie. Par monts et par vaux, j’ai parcouru tous les chemins possibles ; ce qui me permet d’affirmer aujourd’hui que le proverbe dit vrai : tous les chemins mènent assurément à Rome.
Je sais que bon nombre d’entre vous m’auront pris pour un fou. J’ai conscience des railleries dont je suis l’objet. On m’a décrit comme un Sisyphe des temps modernes, en plus crétin… « Qui bête va à Rome, tel en retourne », dit un autre proverbe. On me traite d’idiot, certes, mais on reconnait mon courage et ma détermination. Peu d’hommes en ont sué comme j’en ai sué. Et je suis encore là pour en témoigner ; cela force le respect.
Quand je raconte mon histoire, la réaction est invariablement la même : « pourquoi m’être à ce point entêté à vérifier que tous les chemins mènent effectivement à Rome ? Et pourquoi Rome, d’ailleurs ? » À cette question, je n’ai pas de réponse à offrir. Car si je suis bien allé à Rome par tous les chemins, je n’y suis jamais entré. Chaque fois que j’ai considéré l’avoir atteinte, j’ai pris un avion et suis reparti d’un nouveau point de départ.
Mais si vous-même avez été à Rome… voire si vous y êtes établis et que vous y vivez en cet instant-même, alors peut-être saurez-vous me dire pourquoi… pourquoi Rome ?
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