Accordés
- gregos343
- Apr 9
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Updated: 6 hours ago
Il n’a pas choisi le métier, le métier l’a choisi : il est facteur d’instruments de musique ou, plus simplement, luthier. Des cordes aux bois et aux cuivres, en passant par les claviers et les percussions, il confectionne tout type d’instrument pour tout type de musicien. Artisan talentueux, orfèvre en la matière, il construit ses instruments uniquement sur mesure et s’oppose farouchement à la production en série. Pour lui, ce n’est pas au musicien de s’accorder à l’instrument, mais le contraire ; le musicien est unique, unique doit être l’instrument.
L’atelier du luthier est un véritable capharnaüm : un méli-mélo de bric et de broc, de matières brutes et d’accessoires énigmatiques dont seuls les initiés comprennent l’usage. Vivant dans la solitude depuis toujours, le luthier est devenu au fil du temps un personnage taciturne qui se tient à l’écart des papotages et autres palabres inutiles. Mais il n’est pas renfrogné pour autant ; il est simplement à son affaire, et il sait à quoi s’en tenir.
Lorsqu’un client franchit le seuil de son atelier, le luthier l’accueille avec cordialité et bienséance. Passées les formalités d’usage, il interroge son client du regard à la recherche de caractéristiques singulières faisant de lui un être incomparable. En silence, il examine la personne de pied en cap : l’angle aux chevilles, le galbe des mollets, la cambrure du bassin, l’arc du buste, l’envergure des épaules... Il étudie le visage jusque dans ses moindres détails : le modelé des joues, la saillie des pommettes et du menton, l’éminence du nez et la pulpe des lèvres. Puis, avec l’infinie délicatesse de celui qui manie un trésor inestimable, le maître orfèvre saisit les mains de l’inconnu et les tourne paumes vers le ciel. Un coup d’œil lui suffit pour voir, dans les grandes lignes, ce qui fut du passé et ce qu’il adviendra de l’avenir de la personne ; mais il n’en pipe mot.
Des mains, il en a vu de toutes sortes au cours de sa carrière : des fines, des calleuses, des rigides, des tordues… Chaque main est unique, singulière, distincte même de son double. À la manière d’un médecin auscultant son patient, le luthier soupèse chaque main, il mesure la largeur des paumes, la longueur des phalanges, il étudie la courbure et l’écartement des doigts, et il évalue la souplesse de chaque articulation comme pour prédire ce qu’elles pourront faire ou pas. Enfin, il plonge son regard dans celui de son client – certains prétendent qu’il sonde ainsi les âmes – puis opine du chef en annonçant sentencieusement le nom d’un instrument et le délai requis pour sa livraison.
Le luthier connait son métier. En observant un musicien, il décèle si celui-ci est fait pour être soliste, s’il est destiné aux duos, trios, quartets, quintets, sextets… ou si sa place est dans un ensemble philharmonique. Certains individus sont voués à donner le rythme, d’autres à l’orner d’accords, et d’autres encore à y déployer des mélodies. Il y a ceux qui poseront les graves, ceux qui monteront dans les aigus, et ceux qui tiendront les médiums. De part sa vaste connaissance des styles et des harmonies, le luthier sait déceler la position que chacun occupe dans l’univers de la musique. En réalité, son talent découle d’une faculté innée, un don de la nature : il a l’oreille absolue. Cette aptitude lui donne le pouvoir d’entendre clairement ce qui est inaudible pour tout autre. De ce don, il peut faire naître l’instrument idéal pour chaque musicien.
À l’annonce de l’instrument proclamé leur par le luthier, bon nombre de clients en restent bouche bée. Pris de court, ils en perdent l’objet de leur requête initiale. Le client était-il venu pour un saxophone ou une contrebasse ? Le luthier dit : « bongo », et l’homme est aussitôt convaincu. Mais, bien entendu, ce n’est pas le cas de tous les clients qui viennent lui passer commande. Certains rejettent sans façon ce qu’ils prennent pour une simple suggestion. Ils insistent pour faire connaître leur volonté, à savoir l’instrument dont ils ont décidé de jouer, et ils s’attendent à ce que le luthier se plie à leur désir. Or le luthier connait bien les hommes, il sait qu’en certaines circonstances un individu a pu s’être laissé convaincre de pratiquer tel ou tel autre instrument alors que rien ne l’y dispose véritablement. En de telles occurrences, l’humble luthier se plie aux attentes de son client et s’adonne de son mieux à la confection de l’objet désiré. Malgré tout, et bien que l’instrument eût été façonné de manière à épouser parfaitement le profil du musicien, il en résulte inévitablement un mariage raté. Quand bien même l’exécutant ferait effort pour peaufiner son jeu, il serait évident à qui prête l’oreille qu’il y a d’une part le musicien, de l’autre l’instrument.
Il en va tout autrement de ceux qui adoptent l’instrument que le luthier a proclamé leur : la magie opère immanquablement. L’objet en main, le musicien navigue sur un océan de possibilités, il déploie l’éventail de son génie artistique et découvre ainsi qu’un simple instrument de musique peut combler un vide jusqu’alors insoupçonné. Certains ont d’ailleurs l’étrange sensation de retrouver l’usage d’une partie d’eux-mêmes dont ils avaient oublié jusqu’à l’existence première.
Quant aux clients qui s’en tiennent à leur propre fantaisie, exigeant du luthier qu’il se plie à leur caprice, certains reparaissent désabusés, priant le luthier de bien vouloir leur confectionner l’instrument préalablement indiqué. La réponse du luthier ne se fait jamais attendre car, dans l’intervalle, il avait tôt fait de fabriquer l’objet précité. Ces derniers s’en retournent alors satisfaits et heureux, sachant qu’ils peuvent finalement se mettre à jouer avec brio.
Les cas les plus singuliers restent néanmoins ceux de ces individus à avoir toujours su quel instrument leur seyait. Ceux-là franchissent le seuil de l’atelier en disant : « je jouerais bien de ceci. » Un bref aperçu suffit au luthier pour savoir que c’est juste, et il répond : « accordés. »
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