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La toile blanche

Updated: 6 hours ago

L’artiste s’était éveillé tôt ce matin, poussé hors du sommeil par un élan impérieux : l’inspiration d’une œuvre majeure, possiblement le chef d’œuvre de sa vie.

D’un mouvement il bondit hors de son lit, se rendit dans son atelier et s’installa devant son chevalet, palette et pinceau en mains, scrutant la toile immaculée en quête d’une étincelle qui mettrait le feu à sa fougue créatrice. Les sens en éveil, il se tenait immobile tel un fauve prêt à bondir sur le spectre inconscient dont les bruissements éthérés l’avaient sorti du sommeil un instant plus tôt.

De longues minutes s’écoulèrent, au cours desquelles sa vision onirique s’évanouit totalement pour laisser place à une affreuse chimère : la vacuité. Ce monstre perfide l’envoûta et opéra une terrifiante métamorphose dans son regard. Bien que de taille ordinaire, la toile lui apparut de plus en plus monumentale à mesure qu’il la regardait. Face au potentiel démesurément grand qu’offrait la toile blanche, l’artiste fut pris de vertige. Il se sentit minuscule, insignifiant, dérisoire devant l’infini. « À quoi bon, pensa-t-il, tout cela est vain. »


L’artiste avait sombré dans une détresse abyssale ; il était pétrifié, tétanisé, incapable du moindre mouvement. C’est pourtant son corps qui le ramena à lui : il l’appelait, hurlait même, lui intimant de bouger, qu’importent les buts et les raisons. Recouvrant ses esprits, l’artiste s’ébroua, ferma les paupières et prit une profonde inspiration, emplissant ses poumons d’un air sain, pur et vivifiant. Il décida alors d’opter pour une approche constructive : commencer quelque part, simplement commencer ; le souffle créateur le pousserait alors progressivement sur les rives du domaine esthétique.

Ainsi, comme au réveil, l’artiste s’étira et se frotta les yeux. Il tint son pinceau droit et inclina la touffe pour boire quelques gouttes d’orange. Puis il leva le nez vers la toile immaculée, et chercha où commencer. Mais avant que son bras ne frémisse il fut saisi d’un doute : « Non… orange… c’est trop ordinaire. » Il médita quelques instants, cherchant à s’élever vers de plus hautes sphères, quand une lueur lui apparut : « Vert ! Vert printemps, pour commencer. » Il nettoya le pinceau puis, d’un geste délicat, déposa sur sa fleur une petite perle de peinture verte. Le bras leste, il s’avançait vers la toile quand un nouveau doute le saisit : était-ce le bon départ ? Il fallait un départ, certes. Et le départ n’a nul besoin de destination pour être départ. Mais dans tout voyage il y a un cap. Quel était son cap ?

L’artiste s’ébroua à nouveau, comme pour faire place à de nouvelles inspirations. Il décida de mettre de côté l’extravagance pour se focaliser sur le tangible. Il fallait capitaliser. Cette œuvre, croyait-il, serait l’œuvre de sa vie, une œuvre prestigieuse, pour la postérité, un monument qui lui apporterait la gloire éternelle. « Voilà ! se dit-il, ce sera jaune or. Ça c’est une riche idée ! » Il jeta dédaigneusement le vert printemps, se saisit d’un nouveau pinceau dont il orna le ventre d’une épaisse couche jaune or – signe d’augure pour son futur aboutissement. Le bras conquérant dressé haut, l’artiste allait couvrir sa toile d’or quand son corps se figea, cataleptique ; celui-ci semblait ne plus vouloir répondre aux commandements de son maître, l’échine refusait de se courber et les pieds de faire un pas de plus. L’artiste avait perdu le contrôle sur ses membres qui, apparemment, avaient autre chose en tête. Ce n’est que lorsqu’il réalisa la vanité de son geste que son corps se décida à coopérer à nouveau. Alors le bras retomba, lâchant prise sur le pinceau doré.

Considérant ce dernier incident avec une profonde curiosité, l’artiste se creusa les méninges. Peut-être valait-il la peine de s’essayer au dessin automatique ? Ainsi prit-il le parti d’observer la volonté de son imaginaire libre. Debout devant sa toile, il effectua quelques mouvements amples pour se déraidir, puis il saisit un nouveau pinceau et le leva à hauteur d’épaule. Le regard fixe, les muscles relâchés, il se tint immobile en cette position, attendant que quelque chose se passe. Après plusieurs minutes, la main tenant le pinceau se mit à bouger imperceptiblement. Puis le mouvement s’intensifia et la main se mit à voguer en des vagues fluides et aériennes, faisant virevolter le pinceau comme une baguette magique. Souple, légère, il sembla à l’artiste que ce n’était plus sa main à lui, mais celle du chef d’orchestre dirigeant l’harmonie du monde.

L’artiste était fasciné, hypnotisé par ce spectacle prodigieux. La main flottait dans les airs, toute seule, dessinant des courbes, des lignes, des vagues. Puis elle se mit à choir dans un mouvement pendulaire, à la manière d’une feuille d’automne rejoignant la terre mère. Avec la grâce d’une plume céleste, elle se posa près d’un pot de couleur bleu azur dans lequel elle trempa le pinceau. Après un court instant, la main s’éleva délicatement comme sous l’impulsion d’un souffle chaud puis s’immobilisa, pinceau dirigé vers la toile blanche, semblable à une flèche entre les mains d’un archer invisible. Puis, comme une balle tirée dans une dimension où les secondes s’égrènent comme des minutes, le pinceau fusa vers la toile avec une extrême lenteur. Témoin d’un phénomène auquel il ne lui sembla aucunement prendre part, l’artiste écarquilla les yeux avec une lenteur toute équivalente : quelque chose allait se créer, sous ses yeux et indépendamment de sa propre volonté. Le pinceau approchait de la toile et l’artiste sentait monter en lui un sentiment exalté, comme s’il se trouvait aux portes du paradis. Mais au moment précis où la couleur allait s’imprimer sur la toile, le pinceau glissa d’entre ses doigts et disparut.

C’en était trop ! Bouillonnant de colère, l’artiste étrangla un nouveau pinceau, le noya dans une flaque de peinture rouge, leva un poing rageur et se jeta furieusement sur la toile, prêt à en découdre. Mais ses jambes refusèrent de le suivre, elles l’arrêtèrent net. Son regard se porta à ses pieds, puis sur la main qui tenait le pinceau. Celle-ci pivota d’un demi-tour, braquant le pinceau pile entre ses deux yeux, la touffe menaçante. L’artiste en eut des sueurs froides, son cœur tressaillit et il fut pris de malaise. Confus et honteux de sa propre attitude, il laissa retomber le bras et lâcha le pinceau qui alla mourir à ses pieds. « Non… ce n’est pas ça créer. »


Découragé, désespéré, l’artiste se sentait le plus misérable des hommes. La vision onirique qu’il avait reçue au réveil devait déjà être loin à l’heure actuelle, perdue à jamais. Il lui sembla que la vie elle-même l’avait quitté. Des larmes roulèrent sur ses joues pour aller arroser le sol maculé de peinture. C’est alors que, levant des yeux embrumés vers sa toile, il fut saisi d’hallucination : le blanc tourna à l’indigo. La couleur n’était pas unie et statique mais en mouvement et parcourue d’infimes nuances que son œil – peut-être le seul au monde – parvenait à déceler.

Touché par la grâce, l’artiste éprouva une joie incommensurable. Il fut prit d’un fou rire qui secoua son être comme un séisme, et ses larmes de tristesse devinrent aussitôt des larmes de joie. Après plusieurs minutes d’une euphorie salutaire, retrouvant son calme, l’artiste se sentit apaisé, rasséréné. Séchant ses larmes du revers de la manche, il reposa le regard sur sa toile : blanche. 

L’artiste eut beau faire effort pour retrouver la vision prodigieuse qui l’avait ébahi un instant plus tôt, ce fut en vain. Épuisé, il capitula. Alors, tous les vacillements des heures passées refoulèrent en bloc. Sa conscience fut anesthésiée et son esprit plongea dans un état hors du temps, un état où rien n’existe : nul concept, nulle vérité, nulle réalité ; le néant. Combien de temps resta-t-il ainsi ? Impossible à dire. Des heures, des jours peut-être…

En revenant à lui, l’artiste réalisa qu’il était debout, les yeux ouverts dans le vague, à la fois ici et nulle part, maintenant et jamais. Jetant un regard alentour, il découvrit avec stupeur que son atelier était maculé de peinture du sol au plafond. Toutes les couleurs du monde y figuraient. Tournant le visage vers la toile, l’artiste resta interdit : son œuvre était achevée. Et c’était bel et bien un chef d’œuvre, la perfection même.  Il prit une profonde inspiration, déposa ses outils, retira sa blouse et ses souliers, et se dirigea vers la porte de son atelier. Avant d’éteindre la lumière et de passer le seuil, il se retourna une dernière fois pour contempler son chef d’œuvre : au centre d’un espace multicolore, une toile, blanche.

 
 
 

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