top of page
Search

La fleur des mois

Updated: 6 hours ago

Voici plusieurs années que j’habite ce quartier. Je m’y sens bien. Les voisins sont sympathiques et la vie s’y écoule paisiblement. On trouve de tout ici, on ne manque de rien. Au coin de ma rue, par exemple, il y a une boutique de fleurs. On ne peut pas dire que la boutique désemplisse, mais on voit régulièrement des clients y entrer puis ressortir tout sourire avec dans les bras un bouquet ou une plante en pot. Aussi, décidai-je un jour de m’y rendre en vue de trouver quelque chose qui égaierait mon séjour.


En entrant dans la boutique, ce fut une explosion de couleurs et de senteurs, un méli-mélo de formes éclectiques en perpétuelles transformations. M’ayant entendu entrer, une jeune femme vint m’accueillir avec chaleur et distinction. Ses yeux bleus clair traduisaient de la douceur et de la tendresse, ainsi qu’un profond discernement. Quand je lui fis part de mon projet d’habiller mon intérieur, elle me questionna sur mes goûts et mes inclinations. Je lui répondis en toute honnêteté, m’imaginant en même temps ce qui irait bien chez moi. Elle hocha la tête puis passa dans l’arrière-boutique. Quelques minutes plus tard, elle me tendit un bouquet. Et quel bouquet ! Tout juste l’avais-je eu en mains qu’une immense vague de chaleur parcourut tout mon être, comme un sentiment d’amour et de sécurité. Cette sensation, je ne l’avais plus ressentie depuis l’enfance… quand j’étais triste comme le ciel noir et que ma mère m’enlaçait de ses bras, me serrait fort contre son cœur et appelait mes larmes à cesser de couler. J’en eus les larmes aux yeux, des larmes de joie.


Le bouquet siégea bien en évidence chez moi. Sa simple présence m’emplissait des merveilleuses sensations du premier jour. Mais, naturellement, le bouquet finit par flétrir et je décidai de retourner sans délai dans la boutique de fleurs de mon quartier. À nouveau, la fleuriste au regard affectueux me posa des questions sur mes goûts et mes inclinations, sur ma manière de vivre et sur mes envies. Sans m’en apercevoir, je lui donnai de plus amples détails sur moi, sur mon parcours, mes regrets et mes aspirations futures. Je me sentais à l’aise avec elle, j’aurais pu tout lui confier. Après plusieurs minutes de discussion, la jeune femme m’invita à patienter quelques instants et se rendit dans l’arrière-boutique. Lorsqu’elle réapparut, elle me remit un bouquet somptueux aux couleurs vives et brillantes. En le prenant en main, je ressentis une gaité et une joie semblables à celles que l’on éprouve le jour de Noël ou de son anniversaire. Quelle magicienne, cette fleuriste !


À dater de ce jour, je retournai régulièrement chez celle que j’appelais désormais « ma fleuriste ». Je dois reconnaître que, chez moi, c’était de plus en plus beau : plus coloré, plus vivant, plus harmonieux… et c’était fragrant ! Ma fleuriste savait vraiment y faire, on eut pu dire qu’elle avait un don.

En franchissant le pas de sa boutique, c’était chaque fois le même rituel : une série de questions sur mes goûts et mes inclinations, sur comment je vivais et ce que j’espérais de l’avenir. J’avais beau lui dire que je n’avais pas tant changé en si peu de temps, elle me considérait comme quelqu’un qu’on n’a plus revu depuis longtemps. Toutefois, à ma grande surprise, je révélais des aspects de moi-même que je ne soupçonnais pas. Par son intermède, j’apprenais à me connaître, à me définir et, par-là même, à changer.

La magie opérait inéluctablement. Ses bouquets faisaient ressurgir chez moi des sentiments enfouis, des sensations intenses que je n’avais plus ressenti depuis tant d’années. C’était fabuleux ! Or, un jour où je me rendis dans sa boutique, et tandis que je m’attendais à l’incontournable rituel, ma fleuriste ne me posa pas la moindre question. À la place, elle me parla des plantes. Elle m’instruisit quant à la diversité et la saisonnalité des espèces, elle me parla des besoins et de la sensibilité propre à chacune, m’indiquant qu’une attention continue était nécessaire pour les maintenir en bonne santé, et moi je buvais ses paroles tant elles étaient pleines de sens (si je n’avais su qu’elle parlait de plantes, j’aurais juré qu’elle me parlait d’êtres humains).

Après plusieurs minutes d’un exposé passionnant, la jeune femme conclut sur un hochement de tête. Elle fit le tour de sa boutique et s’arrêta sur une plante en pot qu’elle observa attentivement, puis elle se tourna vers moi et me l’apporta. En déposant la plante dans mes bras, elle plongea son regard dans le mien et me dit que cette plante s’accorderait parfaitement à mon intérieur, et vice versa. Elle m’expliqua qu’il s’agissait d’une plante ayant la particularité d’être hyper-sensible ; son nom : la « fleur des mois ». J’étais un peu perplexe. Une gerbe de tiges vertes terminées par des feuilles lisses et ovales avec, parsemées ça et là, des grappes de petites fleurs blanches inodores : cette plante était quelconque, elle ne m’évoquait rien du tout. J’achetai la plante sans grande conviction. J’aurais préféré un de ses bouquets aux pouvoirs miraculeux mais ma fleuriste semblait tenir à ce que j’emporte cette plante chez moi, j’ignore pourquoi. Suivant ses conseils, je disposai la fleur des mois dans un endroit tempéré et mi-ombragé, me disant qu’après tout ça remplirait l’espace d’un peu de vie.


Le lendemain, je me réveillai d’humeur joyeuse et entamai ma journée sous les meilleurs auspices. Après le travail, j’avais prévu de retrouver des amis pour la soirée. Dehors le soleil brillait, les oiseaux gazouillaient, une magnifique journée s’annonçait.

Passant près de l’endroit où, la veille, j’avais disposé la fleur des mois, mon regard balaya un espace vide. Mince alors ! Quelqu’un s’était introduit chez moi durant la nuit et avait volé ma plante ! Aussitôt, je fis le tour du propriétaire et ne trouvai aucune trace d’effraction, aucun objet disparu ni même déplacé. La seule chose qui manquait, c’était la plante. Tournant en rond, j’hésitai à composer le numéro de la police car, sans effraction, il y avait peu de chances qu’elle se déplace pour la disparition d’une plante. C’est alors que j’aperçus, au pied d’une fenêtre, baignant dans la lumière, une magnifique plante à larges feuilles crénelées en forme de cœur. Ornée de petites fleurs à pétales roses, la plante dégageait un parfum floral doux et sucré. Cette plante était splendide… mais elle n’était pas à moi. Qui est assez fou pour faucher une plante, en mettre une autre à la place, et s’imaginer qu’on ne verrait pas la différence ? Je ne parvenais pas à me l’expliquer. C’est alors que mon regard s’arrêta sur un détail : le pot. C’était le même que celui dans lequel j’avais reçu la fleur des mois. Le voleur l’avait-il donc transplantée ? L’œuvre d’un fou… c’était inquiétant.


Durant la journée, le mystère occupa mon esprit et se cumula à une charge imprévue de travail à laquelle je dus faire face. La fatigue physique et nerveuse m’obligea à décommander ma soirée. Lorsque je rentrai chez moi, l’épuisement et le stress finissaient de m’achever quand une secousse électrique me ranima brusquement : le voleur avait encore frappé. Si c’était une blague, elle n’était pas drôle. Encore une fois, ce-dernier s’était introduit chez moi sans toucher à rien. Il avait emporté la plante que j’avais découverte au matin. Je fis le tour de mon logement et, dans un placard obscur, je tombai sur son nouveau cadeau : une plante à tronc noueux coiffé de feuilles longilignes retombantes (elle me rappelait ces plantes qu’on trouve communément dans les salles d’attentes et les appartements d’étudiants). Et là encore, le pot était celui de la fleur des mois. Je n’en revenais pas d’un tel culot. J’étais partagé entre la colère et l’effroi. Je ne pouvais pas appeler la police et leur raconter cette histoire, on m’aurait pris pour un fou. Alors je pris mes dispositions.

Cette nuit-là, pour m’assurer de ne pas être cambriolé, je fermai tous les volets et verrouillai toutes les serrures de chez moi. Je passai une soirée à me changer les esprits autant que je le pouvais, mais cette étrange aventure me travaillait. Dans mon lit, je cogitai de longues heures sans trouver le sommeil. Dans le flot confus de mes pensées, j’en vins à me poser des questions qui, en d’autres circonstances, m’aurait semblées absurdes : serait-il possible qu’il s’agisse de la fleur des mois ? Cette plante serait-elle capable de se métamorphoser ? Et de se déplacer ? Nooon… Je divague !


J’ai un réveille-matin capricieux et, le lendemain matin, il avait décidé de se mettre en grève sans préavis. J’étais en retard. Aussi, s’ajoutant à la fatigue de la veille, l’agacement et l’empressement me firent oublier la plante. Heureusement, parce que si je l’avais aperçue – étant donné mon état fébrile – je crois que j’aurais pu faire une crise de nerfs. Elle était carrément sous mon lit !


Ce fut une journée harassante. De retour chez moi, il ne me restait plus une once d’énergie. Je déambulai comme un zombie quand je découvris la plante... dans ma baignoire ! De petites feuilles arrondies et des fleurs cruciformes jaunes ornaient maintenant une poignée de tiges vert pâle légèrement recourbées. Je restai planté un moment sur le pas de la porte, abasourdi, quand une drôle de pensée me traversa l’esprit : y aurait-il un lien entre cette plante et moi ? Je me rappelai les paroles de ma fleuriste selon laquelle les plantes sont sensibles. La fleur des mois s’imprègnerait-elle de mes humeurs ? Est-ce possible ?!


Le lendemain je me rendis chez ma fleuriste pour lui faire part de ce qui m’arrivait. L’hypothèse d’un plaisantin cherchant à me faire perdre la boule fut rapidement écartée quand, avec une bienveillante sollicitude, la jeune femme m’expliqua que la fleur des mois avait ceci de spécial qu’elle accordait sa robe à l’atmosphère ambiante, et se rendait dans les lieux au climat approprié. Chez certains, elle se métamorphosait plusieurs fois par jour, changeant d’aspect et d’emplacement autant de fois que son détenteur changeait d’humeur. Chez d’autres, elle se transformait seulement une ou deux fois par an – j’en déduisis que la moyenne devait être mensuelle, d’où son nom (sauf erreur) – et elle ajouta qu’il arrivait que la fleur des mois adopte une morphologie et la conserve pour toujours, bien que ce fusse rare chez les personnes d’un jeune âge. Ses paroles me rassérénèrent. Il se trouvait simplement que j’avais chez moi une plante hyper-sensible. D’une certaine manière, je trouvai cela fascinant et, bien que je n’en aie pas eu encore pleinement conscience, je touchai du doigt une vérité profonde.


Le lendemain était jour férié. Je me réveillai reposé et serein, content d’avoir résolu le mystère qui m’avait tourmenté les jours passés. Me sentant de si bonne humeur, j’étais curieux de découvrir la forme prise par la fleur des mois. Arrivant dans mon séjour, celle-ci m’arrêta net. Trônant en plein centre, elle était resplendissante : des feuilles oblongues d’un vert éclatant donnaient naissance à des tiges souples et légères couronnées de fleurs mauves au parfum envoûtant ; le tout ondulait sous mes yeux à la faveur d’un courant d’air passager. C’était beau. Il se dégageait ici une harmonie qui m’emplit d’un sentiment de paix et de sécurité.

Je passai une très agréable journée, m’offrant le loisir de lire, d’écrire, de cuisiner, de converser avec des amis, et d’effectuer quelques menus travaux. Tout le jour je fus d’humeur tranquille et paisible, et le soir venu, je retrouvai la fleur des mois dans mon séjour : elle était à la même place et arborait la même morphologie qu’au matin. Je me rappelai alors l’effet qu’elle m’avait fait en la voyant, et une drôle de pensée me traversa l’esprit : serais-je également sensible à la fleur des mois ?

Quand je retournai chez ma fleuriste, je lui posai la question : « est-il possible que la fleur ressente mes humeurs ? Et vice versa ? » La jeune femme me lança un clin d’œil complice et répondit: « maintenant, vous savez. Prenez bien soin de vous. »

 
 
 

Recent Posts

See All
La toile blanche

L’artiste s’était éveillé tôt ce matin, poussé hors du sommeil par un élan impérieux : l’inspiration d’une œuvre majeure, possiblement le...

 
 
 
Quelle idée ?!

Quand une idée nous vient, on ne cherche généralement pas à en retracer l’origine, on s’en contente, on s’en réjouit. Elle a déjà pris...

 
 
 
Accordés

Il n’a pas choisi le métier, le métier l’a choisi : il est facteur d’instruments de musique ou, plus simplement, luthier. Des cordes aux...

 
 
 

コメント


Recevez les nouveaux contes

Merci pour votre inscription !

  • Facebook

© 2025 Greg Deman

Oeuvres protégées

All rights reserved

bottom of page