top of page
Search

Acharnement judiciaire

Updated: 5 hours ago

Je suis innocent !

Je sais que neuf accusés sur dix plaident leur innocence, mais dans mon cas c’est la pure vérité. Ma famille peut témoigner en ma faveur, je n’ai jamais fait de mal à personne, on ne peut rien me reprocher. Alors pourquoi est-ce que je me retrouve ici, dans le box, attendant un procès pour lequel je ne sais rien ?


Je me doutais que ça m’arriverait. Je ne suis pas le premier à souffrir de la bêtise des hommes. Il parait que c’est dans leur nature : ils sont sadiques, ils prennent du plaisir à faire souffrir leur prochain. Et ceux de mon espèce sont des cibles désignées. On dirait même qu’on a été élevé pour ça.

Voici comment ils procèdent : sans prévenir, ils arrivent dans nos quartiers et fondent sur celui qu’ils ont pris pour cible. Nous sommes nombreux ici, on pourrait s’attendre à ce qu’ils prennent le premier qui leur passe sous la main, ou alors qu’ils optent pour la facilité en attrapant le plus petit ou le plus faible d’entre nous… mais non ! Ils se jettent à plusieurs sur celui qu’ils ont choisi, sans porter la moindre attention aux autres ; ils l’attrapent et le mettent au fourgon. Après ça, fini ! on n’entend plus jamais parler de lui.

Une fois, une seule, il est arrivé qu’un d’entre eux revienne au quartier le lendemain de son arrestation. Il s’agit de mon cousin. Le pauvre était salement amoché, il a mis des semaines à s’en remettre. Ici, il est considéré en héro. Il a droit à des traitements de faveur, comme une sorte de récompense, de compensation vis-à-vis de ce qu’il a vécu. C’est lui qui m’a raconté ce qui s’était passé. Et voici ce qu’il m’a dit :

« Je suis certain que ça a été le même cirque pour tous ceux qui m’ont précédé. C’était trop bien rodé, exécuté comme un banal travail de routine : après m’avoir embarqué ils m’ont mis en cellule, sans explication, puis ils m’ont donné à manger et m’ont laissé seul. Le lendemain, ils sont venus me chercher, ils m’ont jeté dans un nouveau fourgon et l’instant d’après j’étais dans le box. Confus, abasourdi, je me trouvais face à des hommes, nombreux : le jury. Au centre, le juge (ou plutôt le bourreau, car c’est ce qu’il est) me fixait d’un regard noir. Au loin, derrière, j’entendais siffler, huer, crier au scandale. Ça m’a fait comprendre que certaines personnes, convaincues de mon innocence, plaidaient en ma faveur. Mais ces personnes étaient trop éloignées, je ne les voyais pas, seuls leurs cris me parvenaient. »

« Deux hommes en habits officiels ont commencé à me titiller ; ça m’agaçait parce que je ne comprenais pas du tout ce qu’on me reprochait. Or, si eux avaient de quoi m’attaquer, moi tout ce que j’avais pour me défendre c’était ma pauvre caboche – et à ce moment-là je peux te dire qu’elle gonflait de colère. Après quelques minutes, le juge s’y est mis lui aussi. Assez vite j’ai deviné que j’étais le coupable désigné au sein d’une immense mascarade. Alors je me suis dit que si je ne me bagarrais pas, j’allais y laisser la peau. »

« Le juge m’a d’abord tendu des leurres – dans lesquels je suis tombé, bien sûr. Il semblait en éprouver un certain plaisir, un plaisir pervers… et, au passage, il se mettait le jury dans la poche. Il voulait me faire tourner en bourrique, je l’ai bien compris, c’était comme un jeu pour lui. Moi ça m’énervait encore plus. Après un moment, sentant peut-être que le jury s’impatientait, le juge s’est mis à me lancer des piques. Mais à la différence des deux hommes qui n’avaient fait que me titiller, le juge avait la ferme intention de me blesser, de m’affaiblir. Et il a bien réussi, le fumier ! »

« Après plus d’une heure de ce combat déloyal j’étais épuisé, je ne tenais presque plus debout. C’est alors que j’ai entendu le jury prononcer la sentence : la mort. J’ai vu le juge se préparer à exécuter la sentence – je t’ai dit que c’était un bourreau – et alors j’ai compris que ce serait lui ou moi. Il s’est approché lentement (j’ai fait semblant d’être abasourdi) et quand il s’est trouvé suffisamment proche je lui ai sauté dessus avec toute la force, toute la colère, toute la rage qui bouillonnait en moi. Je l’ai soulevé, je l’ai projeté au sol, puis je me suis jeté sur lui et je l’ai roué de coups, encore et encore. J’étais enragé, déchaîné. Le juge payait pour ce qu’il avait fait, à moi et à tous ceux qui m’avaient précédé dans cette odieuse arène. »

« Bien sûr, les hommes en uniforme se sont rués sur moi pour tenter de m’arrêter, et ils ne réussirent à me maîtriser qu’à grand peine. S’étant mis à plusieurs, ils m’éloignèrent du juge et, brusquement, me firent sortir des lieux. Je n’ai eu le temps que de me retourner avant de disparaître dans un couloir obscur, mais j’ai vu le juge, étendu au sol, sans vie. Je l’avais tué. J’avais vaincu. »

« Je m’attendais à être exécuté dans la minute pour le crime que je venais de commettre ; une balle dans la tête, abattu comme un vulgaire animal. Et c’est là que je ne comprends vraiment rien à la manière de raisonner de ces hommes. Au lieu de me supprimer, comme le jury l’avait demandé, et à plus forte raison parce que j’avais assassiné le juge, ils m’ont laissé la vie sauve. J’ai même été encensé par certains hommes – je les ai ensuite reconnus : ce sont des gars qui habitent près de nos quartiers. On m’a remis dans le fourgon et on m’a ramené ici. Et puis, comme tu as pu toi-même le constater, je reçois tous les bons soins et je suis traité en champion. C’est à n’y rien comprendre. »


« Mais… cousin » m’a-t-il dit pour conclure, « je dois te mettre en garde : ce qui se passe là-bas, ce n’est pas un procès, c’est une mise à mort, une tauromachie. »

 
 
 

Recent Posts

See All
La toile blanche

L’artiste s’était éveillé tôt ce matin, poussé hors du sommeil par un élan impérieux : l’inspiration d’une œuvre majeure, possiblement le...

 
 
 
Quelle idée ?!

Quand une idée nous vient, on ne cherche généralement pas à en retracer l’origine, on s’en contente, on s’en réjouit. Elle a déjà pris...

 
 
 
Accordés

Il n’a pas choisi le métier, le métier l’a choisi : il est facteur d’instruments de musique ou, plus simplement, luthier. Des cordes aux...

 
 
 

Comments


Recevez les nouveaux contes

Merci pour votre inscription !

  • Facebook

© 2025 Greg Deman

Oeuvres protégées

All rights reserved

bottom of page