Cette vie-là
- gregos343
- Apr 9
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Updated: 13 hours ago
Au début, je me souviens, il y avait tous les jours de la nouveauté et, je dois bien l’admettre, je n’y comprenais pas grand-chose. Tout était un peu flou, comme en sourdine, j’éprouvais des sensations changeantes et pas toujours agréables ; je découvrais mon corps, mon milieu, la vie.
Avec le temps, bien sûr, la nouveauté céda la place à l’habitude, l’original devint banal. Mes journées étaient alors rythmées par mes besoins, par mes envies, et je ne me gênais pas à taper du pied pour qu’on m’accorde un peu d’attention. Or, j’ai reçu plus que mon lot de petites attentions : un mot tendre, une douce caresse… oui, le bonheur est vraiment fait de petites attentions. Mes parents, mon frère, ma sœur, les voisins, les amis… tous ces gens m’entouraient d’un amour infini et se réjouissaient de me voir ; et moi, j’étais heureux de les avoir à mes côtés.
Naturellement, j’ai grandi. J’ai suivi le parcours classique et me suis créé mon petit cocon (non sans difficultés, j’ai un peu dû jouer des coudes). Aujourd’hui, j’ai mon train-train, un noyau stable et douillet, j’apprécie ma vie telle qu’elle est, et je n’ai nulle autre ambition que d’en profiter.
La famille, c’est important pour moi. Je suis fréquemment en contact avec mon père, ma sœur et mon frère ; ils me racontent leurs journées, me parlent de la pluie et du beau temps, et de comment ils ont hâte de me montrer tel ou tel truc. Et puis il y a ma mère. Ma mère et moi, nous avons une relation, disons… fusionnelle. À ce niveau on ne parle même plus de proximité, je l’ai constamment au bout du fil ! Certains diraient que c’est encore normal, à mon âge, mais moi je me dis qu’il serait peut-être temps de couper le cordon.
J’aime ma vie. Bien que, depuis quelques temps, je ressente une sorte de mal-être. C’est difficile à expliquer, mais il y a des fois où je me sens terriblement à l’étroit, comme si je n’étais pas à la bonne place. J’ai le sentiment que quelque chose va m’arriver sans que je sache quoi. Ce sentiment s’amplifie de jour en jour et je n’en comprends pas la raison. Mes parents semblent légèrement inquiets – je le sens à leur ton de voix – mais résignés. Me cacheraient-ils quelque chose ?
J’avais espéré que les choses s’amélioreraient avec le temps. Mais ce fut tout le contraire, le mal a empiré. Il semble qu’on n’en guérisse pas. J’en suis littéralement tout retourné. Depuis peu, mon univers a perdu consistance. Mon cher cocon s’est fissuré, il s’est vidé de sa substance. Serait-ce une dépression ? Pourtant, ce que je ressens c’est plutôt de l’oppression, une puissante étreinte qui comprime tout mon être. Il y a bien des périodes d’accalmie où je retrouve mon aisance d’autrefois, et j’ai alors l’espoir d’en être enfin débarrassé ; mais cela revient systématiquement, et désormais je les appréhende ces épisodes où j’étouffe d’être en vie, car je sais qu’ils vont revenir, je le sais d’instinct.
Et voilà… ça recommence ! À nouveau ce carcan, cette gaine qui me comprime. J’ai beau tout essayer pour m’en libérer, rien n’y fait. Je fais mine de l’ignorer, elle revient à la charge, je m’efforce de la repousser, elle croît en puissance ; tous mes efforts sont vains. Mais qu’ai-je donc fais pour mériter pareil sort ?
Je n’en peux plus… L’oppression ne cesse d’augmenter, en force et en fréquence. Cette puissance colossale m’étouffe et m’enserre ; elle est ferme, implacable. Je m’agrippe dans un dernier élan d’espoir à ce qui me relie encore à mon monde (mon doux monde) mais la pression est terrible, impitoyable ; à la fois, elle me pousse par l’arrière et m’entraine à sa suite, comme des vagues de marée. J’ai l’impression de sombrer, de glisser sur une pente savonneuse sans rien à quoi me retenir. Je voudrais que cela cesse, par pitié !
J’ai peur. Mon cœur bat la chamade. Je n’arrive plus à respirer. Un peu plus et je vais céder. J’ignore pourquoi le sort s’acharne sur moi, dans quel but, à quelle fin. Mais de toute évidence, il est inutile de résister. Je vais y passer. Tout le monde doit y passer, tôt ou tard. Alors je m’incline… je lâche prise... je me laisse emporter... c’est la fin, je pars…
Serait-ce un rai de lumière que j’aperçois ? Oui, c’est bien de la lumière. Et une lumière d’une rare intensité, d’ailleurs. C’est étrange… il me semble ne rien faire en ce sens, et pourtant je sens que je me dirige vers elle – ou bien, est-ce la lumière qui vient vers moi ? –, elle devient plus grande et plus vive, c’est éblouissant ! Et maintenant des sons ! C’est fort… trop fort ! J’entre dans la lumière – ou alors c’est la lumière qui m’englobe ; impossible à dire – et je sens un souffle de fraîcheur, une légère brise qui balaye mon visage. Mais où suis-je donc ? Tout est si confus. Me voici, le visage baigné d’une lumière éclatante, environné de sons majestueux, enveloppé d’une atmosphère spacieuse et éthérée, et… Eh ! Qu’est-ce que c’est ?! Quelque chose me saisit ! Je me sens tiré, tracté vers la lumière. Doucement, dites-donc ! Non ! Lâchez-moi ! À L’AIDE !!!
Je crie, je gigote, je me débats, puis… Tiens ?! Un objet vient de se poser contre moi – ou bien est-ce moi qui me suis posé contre cet objet ? – c’est chaud, c’est doux, et ça sent bon. La lumière est encore trop vive pour que j’y voie, mais l’odeur, le toucher et le timbre de voix me sont familiers. Et au-delà de ce que me disent mes sens, il y a ce message silencieux : « tout va bien ». Je sens que le calme me gagne à mesure que cette présence encore floue m’enveloppe d’un amour infini. Apaisé, rassuré, je m’endors.
Les jours ont passé, depuis. Le flou d’autrefois a fait place à une netteté inimaginable. Les sons se présentent avec une clarté inouïe. Le chaud, le froid, le doux, le rêche, tout est incomparablement plus tangible. La gamme de mes perceptions s’est considérablement élargie, c’est miraculeux. Je découvre un monde étrangement familier, où rien n’est nouveau bien que tout soit neuf. La terrible oppression a complètement disparu. Mais, avec elle, a aussi disparu cette sensation de cocon qui formait la trame de ma précédente existence. J’avoue que n’y comprends toujours rien. Mais peu importe ! Une nouvelle vie s’offre à moi. Et je dois dire que je l’aime déjà… cette vie-là.
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