L’encyclopédie
- gregos343
- Apr 9
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Updated: 6 hours ago
L’encyclopédie détient toute la connaissance du monde : géographie et histoire, art et science… elle sait tout sur tout. Oui, mais avec le savoir viennent les responsabilités : être encyclopédie requière de l’organisation, de la précision, de l’exactitude ; n’est pas encyclopédie qui veut. Mettre les choses dans l’ordre et de l’ordre dans les choses – car c’est ainsi que ça doit être – est une affaire sérieuse, et l’encyclopédie prend ses responsabilités très à cœur.
Durant le jour, les hommes viennent la consulter : ils piochent dans son immense savoir, glanent des informations çà et là. Sautant parfois du coq à l’âne, ils engendrent désordre et confusion : les notions se retrouvent emmêlées, elles s’amalgament, se confondent. Alors, la nuit venue, quand le monde est plongé dans le sommeil, l’encyclopédie se met à l’œuvre pour remettre les choses dans l’ordre et de l’ordre dans les choses. Eh oui ! Géographie doit se trouver avant histoire, et art doit venir avant science ; c’est ainsi que cela avait toujours été, et c’est ainsi que cela devait toujours être.
L’encyclopédie accomplissait son devoir avec rigueur et sérieux depuis la nuit des temps. Parfois, si elle en avait l’occasion, elle faisait du ménage dans ses feuillets : elle se débarrassait de vieilles notions auxquelles plus personne ne s’intéressait, et elle en ajoutait de nouvelles pour affiner la compréhension de son savoir ; ainsi, elle était toujours à la page.
Or, un jour que les hommes se ruèrent en nombre sur l’encyclopédie, l’ordre laissa place au chaos. Les hommes passèrent l’entière journée à s’enivrer de savoir, à absorber des dizaines, des centaines de mots, au point que tout finit par s’embrouiller : définitions tronquées, notions lacunaires, orthographes erronées... Une rude nuit attendait l’encyclopédie, elle qui devait absolument tout remettre en état avant le lendemain. Car c’était péremptoire : il fallait de l’ordre, faute de quoi tout pouvait aller de travers, et l’encyclopédie le savait – car elle sait tout sur tout.
Dès la nuit tombée, l’encyclopédie se mit à l’ouvrage. Elle travailla de longues heures sans relâche. Peu habituée à un tel labeur, elle s’épuisa bien vite et eut besoin de reprendre des forces. Elle ne se l’était jamais autorisé jusqu’alors – elle était bien trop consciencieuse pour cela – mais, cette nuit-là, la fatigue l’emporta : pour la première fois dans l’histoire, l’encyclopédie ferma un œil.
C’est alors qu’il se produisit un phénomène extraordinaire : un mot se détacha d’une page, tout seul, et se mit à virevolter avec grâce et légèreté, telle une plume, tel un papillon. L’encyclopédie se ranima subitement. Quel charme était à l’œuvre ? Quelle sorcellerie ? Pas une minute plus tôt elle s’esquintait à remettre de l’ordre sur une page tenue ouverte, et voici qu’un mot profitait d’un instant de distraction pour s’échapper. L’encyclopédie était déconcertée. Jamais elle n’avait vu, ni entendu parler d’un phénomène pareil, et pourtant – faut-il le rappeler ? – elle sait tout sur tout. Durant de longues minutes elle contempla, stupéfaite, le mot qui dansait au rythme d’une mélodie silencieuse. Le spectacle était captivant, envoûtant. L’encyclopédie était littéralement subjuguée – et elle, plus que tout autre, sait bien ce que « subjuguer » signifie – si bien qu’une flopée d’autres mots en profita, et ce fut bientôt une nuée qui jaillit des pages ouvertes, tous des mots légers et aériens (d’ailleurs « aérien.ne » en faisait partie). Hypnotisée par le ballet des mots, l’encyclopédie perdit toute notion du temps ; la nuit s’écoula sans qu’elle s’en aperçoive.
Au petit matin, quand l’astre du jour darda ses premiers rayons, l’encyclopédie réalisa soudainement l’ampleur de sa faute. Catastrophe ! La nuit s’était achevée et il restait encore tant de mots et de définitions en désordre. Elle s’en voulut de s’être laissée étourdir, se promit de ne plus s’y laisser prendre et se hâta de terminer son travail.
Trop tard ! Un homme s’approchait déjà pour la consulter. La pauvre encyclopédie se mit à trembler de tout son volume, redoutant le pire. L’homme se saisit de l’ouvrage et fut d’abord étonné de son étrange agencement. Puis, à mesure qu’il tournait les pages, la surprise fit place à l’émerveillement. L’homme fut bientôt épaté de découvrir que la géographie se liait à l’histoire et que l’art et la science se présentaient comme une seule chose. Bien vite, il invita ses convives à s’abreuver à cette fantastique source de savoir.
Ce jour-là, les hommes se pressèrent en nombre autour de l’encyclopédie. Ô combien de découvertes surprenantes firent-ils ! Ils en devinrent rapidement insatiables, en redemandant toujours et encore, tant et si bien qu’à dater de ce jour l’encyclopédie fut maintenue ouverte en permanence et il ne se passa pas une minute sans qu’un esprit curieux vienne y puiser de son inépuisable savoir. Certes, les définitions se mélangeaient et les notions se confondaient, mais les hommes parvenaient néanmoins à y trouver du sens, et c’est ce qui importe.
Ainsi, l’encyclopédie n’eût plus jamais à mettre les choses dans l’ordre et de l’ordre dans les choses. Quant à savoir si, depuis lors, le monde va de travers… eh bien non ! Le monde poursuit son chemin ; les hommes, eux, changèrent drôlement, et continuent de changer. Car sans ordre universel, chacun peut mettre les choses dans l’ordre qui lui plait et mettre de l’ordre dans les choses comme ça lui plait. Et cela notre encyclopédie ne l’aurait jamais su si, une nuit, profitant d’un moment d’évasion, les mots n’avaient su prendre leur liberté.
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