L’oiseau-lyre
- gregos343
- Apr 9
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Dans une région tempérée du globe, vit un animal doté de pattes et d’ailes qui ne nage ni ne vole. L’histoire raconte qu’il en avait décidé ainsi. Après des années à avoir remué ciel et mer, il avait fait le choix de couler une existence paisible sur terre. Ses longues pérégrinations l’avaient mené à une connaissance profonde des choses du monde, et il occupait désormais son temps à transmettre ce qu’il avait appris. Cet animal s’appelle « l’oiseau-lyre ».
Au terme de ses aventures, l’oiseau-lyre avait acquis le langage de tous les animaux vivant sur la planète, et il se trouvait dès lors en mesure de s’entretenir avec le premier venu, fut-il marin, terrestre ou céleste. Ses frères à écailles, à plumes, à peau et à poils, l’appréciaient grandement parce qu’il savait parler le langage de chacun et se faisait comprendre de tous ; ils le tenaient pour sage parmi les sages, et certains même le considéraient comme le plus sage des animaux.
Usant de sa vaste connaissance linguistique, l’oiseau-lyre dispensait ses enseignements en des termes conformes à son auditoire. Il expliquait la trame du monde, du fond des abysses au septième ciel, et la manière dont tout est lié indissociablement depuis toujours et à jamais. Il racontait comment il avait vu un simple papillon déclencher une tornade dévastatrice, et il affirmait avec véhémence que la Terre ne repose matériellement pas sur le dos d’une tortue géante. Toute la connaissance qu’il avait acquise avec l’âge, il la retransmettait avec d’infinies largesses. Toutefois, sauf le respect qui lui est dû, rien ne sortit jamais de son bec qui ne fut auparavant sortit de la bouche d’un autre animal.
Un jour, le sage ménure alla s’entretenir avec la tortue, elle-même connue pour son immense sagesse. L’oiseau débita sa harangue sur la profondeur insondable des abysses, sur les chemins terrestres et leurs mouvements tortueux, et sur la pureté éthérée du royaume des cieux. Il réalisa un magnifique exposé, dans un langage mêlant la prose à la métaphore. La tortue l’écouta en silence, avec attention et intérêt (elle nota au passage l’emploi du mot « tortueux» qui la fit sourire), puis s’adressa à son tour au volatile : « Tu es certes très adroit. Tu parles bien et tu as une vaste connaissance des choses du monde. Mais je suis formelle : tu n’es pas le plus sage des animaux comme certains tendent à le dire. »
Piqué au vif, l’oiseau rétorqua : « Aurais-tu la présomption d’affirmer que c’est toi, tortue, qui aurait atteint le plus haut degré de sagesse en ce monde ?
- Loin de moi cette idée, répondit la tortue.
- Qui donc alors ?! Serait-ce le singe ? Le lion ? L’albatros ?... Parle tortue !
- Rend-toi aux abords du lac, dit la tortue, et tu le rencontreras. »
Sur ces paroles, la tortue fit une révérence et se retira. L’oiseau-lyre, impatient de confronter ses connaissances à celles du grand sage, se rendit aussitôt au lieu prescrit. Scrutant les berges du lac il ne vit personne. Remuant les fourrés, personne non plus. Il leva les yeux au ciel : pas le moindre signe du sage. Il pencha alors le bec au-dessus de l’eau et vit une carpe, seule, immobile, silencieuse, le regard vide et sans expression.
Le ménure superbe s’éclaircit la gorge, bomba le torse, dressa la queue, puis s’adressa au poisson en ces termes : « Bien le bonjour, l’amie. On m’a dit que je trouverais ici le plus sage des animaux. Aurais-tu l’obligeance de m’indiquer sa demeure ? » La carpe soutint son regard sans ciller, ses branchies ondulant avec une remarquable régularité.
Constatant que la carpe était d’un âge fort avancé – ses moustaches étaient très longues – l’oiseau-lyre supposa qu’elle était malentendante. Il réitéra sa question, le plus fort et le plus clairement possible ; mais celle-ci resta sans réponse.
Le volatile s’impatienta : « Eh bien, parle, poisson ! Ou aurais-tu avalé ta langue ? » Et il se mit à rire de son trait d’esprit. La carpe, elle, demeurait impassible.
Alors devant ce qu’il considérait comme un terrible affront, l’oiseau-lyre entra dans une colère noire : « Chercherais-tu à me voler dans les plumes, misérable fretin ? Dis-toi bien que je pourrais ne faire de toi qu’une bouchée ! » Mais même sous la menace, la carpe ne frétilla pas le moins du monde ; elle continuait à buller, les yeux rivés sur l’étrange emplumé qui s’agitait devant elle.
Un silence s’installa. Le ménure superbe reprit son port altier, se lissa les plumes et envoya promener le fanfaron : « Va-donc gober des mouches ailleurs puisque tu ne m’es bon à rien. » Le poisson ne bougea pas une écaille.
Le ménure se demanda alors si la carpe n’était pas folle. Il la regarda dans les yeux, cherchant à percer le mystère de ce regard poisseux, et fut instantanément happé par son insondable profondeur. Peu à peu, l’oiseau-lyre perdit consistance, le doute l’envahit, la gêne aussi. La carpe, de son côté, n’affichait pas le moindre changement d’attitude : elle fixait son visiteur d’un air détaché en faisant ondoyer ses branchies dans l’eau paisible du lac.
Soudainement honteux, le volatile reconnut sa faute et se confondit en excuses. Il avait alors compris qu’il se trouvait en présence du grand sage dont la tortue avait parlé. Le piaf demanda mille fois pardon, se prosterna et supplia la carpe de bien vouloir l’éclairer de ses lumières : « Ô maîtresse, parlez, je vous en prie. Je voudrais, moi aussi, tout voir aussi clairement qu’à travers l’eau dans laquelle baigne votre sainteté. »
Sur ces paroles, la carpe quitta son visiteur du regard, lui tourna le dos, et s’éloigna avec un flegme déconcertant, ne laissant dans son sillage que de minces vaguelettes à la surface de l’eau.
Le volatile, interloqué, fut à nouveau saisi d’un doute : s’était-il laissé induire en erreur ? Était-ce vraiment-là le sage dont parlait la tortue ?
Reprenant un semblant de dignité, l’oiseau-lyre jugea que la carpe ne pouvait en aucun cas être le plus sage des animaux, et que si la tortue l’avait cru, elle s’était bien laissée duper, mais pas lui. Or, tandis que les dernières ondulations sur l’eau s’estompaient, le ménure vit apparaître son reflet sur la surface liquide, et celui-ci imprima en lui un sentiment si fort qu’il en fut tout étourdi. Jamais auparavant il n’avait vu sa propre image aussi clairement qu’en cet instant-là. Cette impression le laissa bouche bée.
Sa vie durant, l’oiseau-lyre n’avait jamais rien prononcé qui ne fut sorti auparavant de la bouche d’un autre. Or, en cet instant-là, un mot glissé à l’insu de sa volonté lui fit entendre pour la première fois sa voix véritable. Ce mot prononcé tout bas fut : « Merci. »
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