La sève
- gregos343
- Apr 9
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Updated: 6 hours ago
- Ma chérie, toi et moi, nous savons ce qu’est la sève.
- Évidemment, répondis-je, tout le monde le sait.
- Et bien, figure-toi qu’autrefois on l’ignorait.
- On l’ignorait ?! Comment a-t-on pu l’ignorer ?
- Eh bien, parce qu’on ne peut pas la voir, certaines ont douté de son existence.
- C’est vrai qu’on ne peut pas la voir, mais on la sent !
- Pour autant qu’on y soit attentive, comme tu sais.
- C’est vrai… Quand je n’y fais pas attention, je ne la sens pas… Alors moi aussi je l’ignore ?!
- Ce n’est pas bien grave, ma chérie. Cela dit, autrefois, toutes ne l’ignoraient pas. Laisse-moi te raconter l’histoire d’une feuille qui découvrit la sève.
*******
Il est un arbre millénaire au feuillage persistant, un arbre qui a connu de nombreux hivers dont cinq très rigoureux au cours desquels il a perdu presque toutes ses feuilles. Mais le printemps suivit chaque fois l’hiver, les bourgeons fleurirent et l’arbre se drapa d’une nouvelle robe verdoyante ; dans toutes les directions, à toutes les hauteurs, la vie s’épanouit de plus belle.
À la naissance, une feuille est souple, légère, suave et délicate ; elle arbore une couleur claire au ton vif et brillant. En prenant de l’âge, sa couleur s’assombrit et affecte un ton mat. Sa structure se rigidifie et sa saveur passe insensiblement de la douceur à l’amertume. Cette stratégie, dit-on, est adaptative : elle a pour but de repousser les éventuels agresseurs, rebutés par l’amertume, ainsi que de la rendre plus résistante aux aléas du temps.
C’était le milieu du printemps quand naquit la feuille qui découvrit l’existence de la sève. Elle vit le jour sur une branche médiane, dans la lignée d’autres feuilles déjà plus âgées qu’elle. Grandissant auprès des siennes, notre petite feuille recevait les préceptes de ses ainées : comme elles, elle contribuerait à la croissance de l’arbre et à son épanouissement dans toutes les directions et à toutes les hauteurs. Au fil du temps, elle s’assombrirait et se durcirait, car c’était inscrit dans sa nature. Puis un jour, elle se dessècherait et tomberait de l’arbre tandis que d’autres feuilles plus jeunes continueraient à participer au grand mouvement de la vie de l’arbre.
Tout près de l’endroit où poussait notre jeune feuille, une ancienne feuille s’étendait au soleil. On racontait que cette aïeule avait vécu toutes les saisons, bravé la tempête et la sécheresse, connu la maladie et la guérison. On rapportait qu’elle possédait un immense savoir et avait percé de nombreux mystères.
« La plupart des feuilles l’ignorent, dit-elle en s’adressant à la jeune feuille, mais notre vie dépend d’un fluide qui circule dans l’arbre. Il circule dans ses racines, dans son tronc, dans chacune de ses branches et dans chacune de ses feuilles, toi et moi comprises. Ce fluide, on l’appelle "la sève". »
La jeune feuille était toute ouïe, les paroles de la vieille avaient piqué sa curiosité. Cette dernière continua :
« La sève nous alimente et, en retour, nous alimentons la sève. Pourtant, elle n’a pour nous ni saveur ni odeur, elle est silencieuse, invisible, et on ne peut pas s’en emparer.
- Mais alors, s’il est impossible de la percevoir avec nos sens, comment sais-tu que la sève existe ? demanda la jeune feuille, perplexe.
- Pour le savoir, il suffit de te tenir parfaitement calme – et j’insiste sur le "parfaitement" – alors, si tu es bien attentive, tu sentiras la sève circuler à travers toi. »
Curieuse de découvrir cette étrange sensation, la jeune feuille voulut s’exercer au calme. Mais elle réalisa qu’elle ne savait pas comment s’y prendre et se tourna vers son ainée.
« Ta souplesse t’aidera, lui dit la vieille. Laisse-toi te balancer dans le vent. Laisse l’eau de la pluie et la lumière du soleil te pénétrer. N’offre aucune résistance aux éléments et ne cherche pas non plus à les attirer vers toi. Accueille-les sans y penser. »
La jeune feuille s’y exerça. Elle se laissa danser dans le vent, baigner par la pluie et le soleil, mais ne sentit rien d’autre que le vent, la pluie, et le soleil. Sceptique, elle commença à douter de ce que lui avait raconté la vieille ; et ses soupçons montèrent d’un cran quand elle parla de la sève aux autres feuilles de sa branche :
« Foutaises ! jurèrent ces-dernières, ce sont des histoires qu’on raconte aux feuillettes pour les endormir. Cette vieille folle est une menteuse, ne crois pas un traitre mot de ce qu’elle raconte. »
La jeune feuille était déconcertée. Que croire, qui croire ? Autant elle aimait l’idée de la sève qui coule en nous tous, autant elle ne parvenait pas à s’en convaincre, faute de preuve. En effet, comment admettre l’existence de ce qu’on ne peut percevoir ?
« Cesse de chercher, et tu trouveras », promit la vieille.
Un précieux conseil. Mais comment trouver sans chercher ? Comment avoir sans vouloir ? La jeune feuille médita la question. Et chaque fois qu’elle eut l’impression de tenir un raisonnement cohérent, le mystère s’épaissit davantage. Elle voulut faire en sorte de ne pas chercher, de ne pas vouloir. Mais ne pas vouloir… c’est encore vouloir, c’est vouloir pas ! La confusion touchait à son comble : comment donc obtenir ce qu’on veut sans le vouloir, tout en ne voulant pas ne pas le vouloir ? C’est un véritable casse-tête, se dit la jeune feuille exaspérée, un casse-tête insoluble. Il doit pourtant bien exister une solution, non ?!
Tous ces efforts mentaux l’épuisaient. L’incessant enchevêtrement de pensées contradictoires l’exténuait. Elle était harassée par son désir de clarté, mais le problème était trop complexe, elle n’arrivait pas à en extraire la solution. C’est alors que la vieille feuille vint interrompre ses réflexions avec un simple murmure : « il n’y a rien à faire », suivit d’un air fredonné rappelant le bruit du vent dans le feuillage printanier.
L’intervention de son aïeule eut pour effet de briser net la chaîne de pensées dans laquelle elle s’était empêtrée. Libre de résistance, la jeune feuille se laissa bercer par la douce mélodie et s’abandonna bien vite au sommeil ; alors tout en elle s’apaisa.
Plongée dans une semi-conscience, la jeune feuille se mit à danser dans le vent sans s’en apercevoir ; et l’eau de la pluie et la lumière du soleil la pénétrèrent de toutes parts. Dans cet état subliminal, elle perçut alors une vague sensation : comme un flux, suave et continu, entrant et sortant de toutes ces cellules, un fleuve indolent parcourant son être dans toutes les directions ; une sensation divine. Elle baigna dans cet état, sans penser, sans raisonner, sans analyser… juste à éprouver un profond sentiment de paix, un sentiment d’unité retrouvée.
Le réveil fut brutal. Une onde puissante comme une violente bourrasque secoua tout son être. La jeune feuille fut brusquement ramenée à elle-même, et la divine sensation disparut aussitôt. En reprenant conscience, son attention se porta instinctivement vers la cime de l’arbre : là-haut, un oiseau s’envolait.
*******
- C’est une belle histoire.
- C’est une histoire vraie.
- Mais… tu as dit que l’arbre avait déjà failli perdre toutes ses feuilles.
- C’est exact.
- Mais… si le prochain hiver était vraiment très rude, est-ce qu’il pourrait les perdre toutes ?
- C’est possible, oui.
- Mais alors il va mourir !
- Non, ma chérie. Les feuilles tomberont… mais l’arbre, lui, est éternel.
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