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Le passe-partout

Updated: Apr 26

On est en droit de supposer qu’un excès de méfiance en fut à l’origine ; et ce qui sans doute n’était que fumée sans feu donna naissance à la clef.


Par définition, une clef va de pair avec un verrou ; tous deux forment un mécanisme permettant de tenir quoi que ce soit à l’écart du reste. Celui qui possède un verrou et sa clef aura ainsi la garantie de préserver ses valeurs en empêchant quiconque d’y toucher. De même, il s’assurera de protéger tout ce qui est sujet à lui procurer un certain prestige. Quant à ce qui lui déplait, il le mettra sous les verrous pour ne plus y penser.

Dans le monde, chaque jour apporte son lot de nouveautés. Tout ça doit bien aller quelque part, aussi crée-t-on divers endroits où les ranger. Il y a les choses communes, qu’on retrouvera dans les lieux communs, et il y a les choses privées. Celles-ci seront presque toujours conservées en lieu clos fermés à clef, et, avec le temps, chaque individu aura inévitablement une multitude de clefs en sa possession : certaines dont il fera une utilisation quotidienne et d’autres dont il finira par oublier l’usage. Et il y a bien sûr le risque que l’une ou l’autre se perde tantôt – avoir trop de clefs en conduira fatalement à leurs pertes.

Pour pallier au problème, un savant astucieux eut le génie de concevoir une clef très spéciale : un passe-partout. Cette clef universelle pourvoit son détenteur d’un immense pouvoir : celui de faire sauter tous les verrous. Le savant était seul à en posséder, c’est pourquoi les hommes s’en méfièrent, craignant qu’il l’utilise à ses propres fins. Pour s’assurer la tranquillité, certains se mirent à multiplier les verrous. D’autres jugèrent l’acte vain : sachant que le passe-partout ouvrait tous les verrous, multiplier ces-derniers ne pouvait qu’au mieux repousser l’échéance. La situation méritait réflexion. Les hommes tenaient à leurs petits secrets, ils refusaient l’idée que quiconque puisse y fourrer le nez. D’autre part – mais c’est une chose moins avouable – ils étaient terriblement envieux d’un tel pouvoir. Aussi, d’un commun accord, ils décrétèrent que le savant devrait céder son passe-partout afin qu’il soit à la disposition de tous.

L’homme de science fut convoqué. On lui fit part des craintes de la communauté et, sans révéler la méfiance à son égard, on prit pour hypothèse que le passe-partout tombe entre de mauvaises mains. Mais le savant percevait la méfiance des hommes tout comme il lisait la cupidité sur leurs visages. Aussi laissa-t-il entendre qu’il n’avait pas le moindre désir de connaître leurs secrets intimes, que seuls les mystères de la science avaient valeur à ses yeux. Quant au passe-partout, il leur assura que nul ne saurait s’en emparer.

Les anxieux étaient rassérénés… pas les envieux. Ces-derniers, rusés et astucieux, jouèrent alors de stratagèmes pour faire avouer au savant où se cachait l’objet de leur convoitise. Mais l’homme de science vit clair dans leur jeu et s’amusa à leur offrir des réponses à double entente, tant et si bien qu’au terme de leurs échanges les hommes étaient tous certains de savoir où trouver le passe-partout sans toutefois savoir où chercher.

Bien décidés à mettre la main sur le passe-partout, les plus avides des hommes persévérèrent. Ils espionnèrent le savant dans le but de découvrir où se cachait la clef universelle. Mais l’homme de science était lucide et prévoyant, il faisait en sorte de brouiller les pistes et y prenait même un certain plaisir. De guerre lasse, les hommes abandonnèrent leur dessein ; d’autant qu’aucun d’entre eux ne savait à quoi ressemblait le passe-partout puisque le savant ne l’avait encore jamais fait voir. Il s’en trouva, du reste, pour faire courir le bruit que le passe-partout n’existait pas, qu’il n’était qu’une fable destinée à faire frémir les hommes ; ce qui jeta le discrédit sur l’homme de science. Mais lui n’en avait cure. Il accueillait les persiflages avec un sourire enjoué, sachant qu’enfin on lui ficherait la paix. Il tenait le passe-partout bien caché pour le jour où il devrait servir – si toutefois il devait servir un jour – et pendant longtemps le précieux objet resta inusité. Mais il arriva, naturellement, qu’il eut son rôle à jouer.


Un jour, une jeune fille vint à la rencontre du savant. Elle avait perdu une clef et ne savait comment faire pour récupérer ses trésors. « À vrai dire, reconnut-elle, je ne sais même plus pour quelle raison j’avais caché ces choses-là. Ça ne concerne personne d’autre que moi. » Le savant l’accueillit avec toute sa bienveillance puis l’accompagna jusqu’au lieu où elle avait emprisonné ses biens. Devant le verrou solidement fermé, il sortit le passe-partout et le mit à l’usage. Quand le verrou fut ouvert, le savant tourna les talons et rentra chez lui, laissant la jeune fille seule avec ses précieux effets.

La nouvelle fit le tour du comté et, à dater de ce jour, on vit de plus en plus de gens se rendre chez le savant. Comme la jeune fille, ils souhaitaient faire resurgir du passé ce qu’ils avaient autrefois enfoui et mis sous clef. Et, comme la jeune fille, ils avaient pris conscience qu’eux seuls y portaient un intérêt.

Peu à peu, les hommes prirent confiance, car aussitôt après avoir ouvert un verrou, le savant tournait les talons et rentrait chez lui, laissant chacun seul avec ses secrets. Les années passèrent où l’homme de science et son passe-partout rendirent bien des services. Puis vint un jour où l’on envoya un porte-parole chez le savant pour demander audience. Les hommes étaient convenus qu’il serait plus pratique que chacun disposât d’un passe-partout ; ils voulaient que le savant révèle son secret, ainsi on n’aurait plus besoin de le solliciter chaque fois qu’une clef se perdait. Dans l’absolu, le savant y serait favorable – il était ouvert à tout – mais les hommes avaient-ils bien réfléchi ? Que serait un monde où chacun aurait librement accès à tout ? Cela donne à penser… Étaient-ils vraiment prêts à cela ?

Quand l’émissaire toqua à la porte du savant, il remarqua quelque chose d’étrange : celle-ci ne possédait ni serrure ni loquet, rien qui puisse la verrouiller. L’homme de science accueillit son visiteur avec déférence et l’invita à entrer. En pénétrant dans le logis, l’émissaire fut stupéfait : tous les biens du savant étaient disposés en pleine vue, pas le moindre écrin, boîte ou coffret, renfermant un quelconque secret. Cette surprise le laissa pantois, au point qu’il en oublia l’objet de sa venue. Mais le savant n’était pas dupe, il savait ce qui se tramait. Aussi invita-t-il le porte-parole des hommes à faire le tour de sa demeure. Il l’enjoignit à toucher à tout, à goûter à ce qui lui plaisait, lui faisant incidemment constater que tout ce qui se trouvait-là était à sa portée. Quand l’homme fut comblé, le savant le raccompagna à la porte et le salua aimablement.

La révélation fit beaucoup de bruit : le savant, inventeur du passe-partout, possesseur de nombreux trésors, n’avait rien à cacher. Sa porte était grande ouverte, il n’y avait pas de verrou chez lui, et donc pas de clef.


Il fallut un long moment pour que l’idée fasse son chemin dans l’esprit des hommes. Les premiers à jeter clefs et verrous furent les enfants. Suivirent les honnêtes gens qui estimèrent n’avoir rien à perdre, tout à gagner ; puis les philanthropes pour des raisons analogues quoique d’ampleur plus globale. Ne restent désormais que les cachottiers et les sournois, qui cherchent encore à dissimuler des choses et qui semblent oublier un fait qui tôt ou tard se rappellera à eux : tout verrou appelle à être ouvert, et il n’existe pas un verrou au monde que ne saurait ouvrir le passe-partout.

 
 
 

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