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Le peseur de rêve

Updated: 5 hours ago

On raconte que les hommes bâtissent leurs rêves – et c’est sans doute vrai – mais ils ne décident pas du poids de leurs rêves, car ce pouvoir appartient à un personnage mystérieux connu seulement par sa fonction. Il se nomme « le peseur de rêve ».


Depuis la nuit des temps, le peseur de rêve sillonne le monde sans relâche, accomplissant la mission qui lui incombe : pondérer les rêves des hommes. Et comme les hommes rêvent chaque nuit, et qu’il fait toujours nuit quelque part, le peseur de rêve ne connaît pas le répit.

En quoi consiste son travail ? C’est très simple : la nuit, il se rend au chevet de chaque homme, chaque femme et chaque enfant, il tire un rêve, le pèse, puis le souffle à l’oreille ; la nature fait le reste.

« Mais un rêve… ça n’a pas de poids, ce n’est pas une chose ! » diriez-vous.

C’est vrai. Néanmoins, si les rêves n’ont pas de poids – comme la pomme a un poids, le marteau a un poids, et vous et moi avons un poids – il n’en n’est pas moins vrai que certains rêves pèsent lourd sur nos vies. Les plus pesants pénètrent tout notre être, ils suscitent notre désir et fomentent nos passions, tandis que les plus légers s’évanouissent en un instant sans laisser la moindre trace. On l’aura compris : les rêves les plus lourds forment la trame du monde, car ce sont ceux-là que les hommes bâtissent. Voilà bien pourquoi il est de toute importance de correctement les peser ; et telle est la charge de notre ami.


Pour accomplir sa mission, le peseur de rêve a recours à un accessoire grâce auquel il jauge le poids de chaque songe : une balance à rêve. Le caractère particulier de cet instrument vient du fait que, pour un rêve donné, l’indication du poids variera selon l’individu auquel l’attribuer. Ainsi, même si chacun peut rêver d’être fleuriste ou astronaute, seul celui ou celle pour qui ce rêve est puissant le deviendra réellement. On devine qu’une grande partie de la diversité et de l’équilibre du monde est due à la précision de cette balance magique.


Durant des millénaires le peseur de rêve avait accomplit son devoir avec la plus grande justesse, mais un jour – certains estiment que ce fut tout récemment – la balance à rêve se détraqua. Combien de rêves illusoires devinrent obsessions ? Combien de visions géniales passèrent comme mirage ? Nul ne saurait le dire. On considère, du reste, qu’à dater de ce jour des rêves d’adultes furent imposés aux enfants, et qu’un nombre croissant de grandes personnes se prit à rêver de choses puériles.

La situation était critique. La pondération des rêves, devenue totalement aléatoire, provoquait le chaos sur Terre. Si par bonheur il arrivait que la balance donne son juste poids à un rêve, ce n’était que le fruit du hasard, de la chance, ou du destin. Le peseur de rêve était désespéré. Il ne savait pas comment réparer la balance magique et se trouvait pourtant contraint de l’employer ; il ne pouvait tout bonnement pas cesser son travail, il fallait tant bien que mal que les gens rêvent. Aussi comptait-il sur le hasard, la chance, ou le destin, pour faire bien les choses. Mais l’angoisse lui rongeait les nerfs. Le monde allait de mal en pis, et le peseur de rêve était si impuissant face au désastre qu’il en déprima. Parfois, distrait par de sombres pensées, il oubliait de distribuer des rêves. Celles et ceux qui en pâtirent, en s’éveillant, avaient alors l’impression de n’avoir pas rêvé du tout. Et les malheureux que le peseur de rêve oublia trop souvent découvrirent peu à peu que leurs vies étaient dépourvues de rêves ; nombre d’entre eux en furent démoralisés.

Mais rien ne dure toujours. Aussi noire que puisse être la nuit, il existera toujours, quelque part, une lueur d’espoir. Celle-ci se mit à briller une nuit que le peseur de rêve effectuait sa tournée. Un souvenir lui était revenu en mémoire : autrefois il avait entendu parler d’un peuple parvenu à maîtriser l’art de rêver, cette connaissance permettait à chacun de pondérer ses rêves avec justesse, et ainsi, nul besoin des services du peseur de rêve. De fait, celui-ci n’avait jamais eu à les visiter durant leur sommeil, à aucun moment, et évidemment il ignorait où ces hommes se trouvaient. Ne voyant nulle autre alternative, le peseur de rêve partit à leur recherche. Il parcourut le monde entier, dans toutes les directions et jusque dans les moindres recoins. Puis, une nuit, il les trouva.

Le peseur de rêve fut reçu avec honneur et distinction, car ce peuple connaissait fort bien son existence et sa mission. Présentant la balance détraquée aux gens du peuple ami, il fit part de son désarroi et demanda conseil. Mais ces-derniers ne connaissaient pas la balance à rêve, ils étaient incapables de la réparer. Aussi, décidèrent-ils d’enseigner à leur hôte l’art avec lequel un être humain mesure et pondère ses rêves, peut-être cette connaissance saurait lui être utile. Mais aussi noble et sublime que soit ce précieux savoir, il ne pouvait aucunement aider le peseur de rêve à restaurer sa balance magique. Les gens du peuple ami en furent navrés. Bon gré mal gré, le peseur de rêve se trouvait encore contraint d’employer sa balance hasardeuse. C’est alors qu’il lui vint une brillante idée : à chaque rêve qu’il dispenserait, il ajouterait une petite touche, un indice subtil pour enseigner l’art de maîtriser ses rêves. Il fallut pour cela que les rêves prissent une tournure allusive et métaphorique, ce que réussit à produire le peseur de rêve en assemblant des fragments de divers songes. En définitive, ça ne risquait pas d’aggraver les choses… il mettait le bazar dans le hasard, et semait ici et là les éléments nécessaires pour apprendre à rêver, voilà tout.


Depuis lors, le peseur de rêve sillonne le monde en prodiguant des rêves allégoriques aux êtres humains. Ces derniers apprennent nuit après nuit l’art de pondérer leurs rêves. Certes, il y a des hommes décidément hermétiques à toute connaissance, et ce n’est qu’à force de répétition qu’elle se fera jour. En revanche, certains individus apprirent bien vite l’art de rêver et s’emploient à transmettre ce savoir autour d’eux.

C’est sûr, il reste beaucoup à faire. Mais le peseur de rêve est optimiste ; il a retrouvé sa gaité, et prévoit le jour où chaque homme, chaque femme et chaque enfant maîtrisera l’art de rêver. Car, ce jour-là, il pourra se retirer du monde, prendre du repos et, à son tour, s’adonner à rêver.

 
 
 

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