Les bancs publics
- gregos343
- Apr 9
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Updated: 6 hours ago
J’habite une immense cité connue de tous. Elle est si vaste que je n’en verrai jamais qu’une infime partie ; mais ce n’est pas le propos. C’est du jardin public que j’aimerais parler ; un jardin que tout le monde connaît ici : du flâneur errant au passant pressé, on l’aura tous parcouru à un moment ou à un autre. Vu du ciel, c’est un bien joli parc boisé et fleuri, avec de grandes pelouses, des étendues de galets et de sable, et des massifs rocailleux d’où s’écoulent de fines rigoles vers les mares situées en contrebas. À noter qu’en plus d’une flore luxuriante, ce parc abrite une prodigieuse variété d’animaux. Pour certains, c’est un jardin banal où rien ne sort de l’ordinaire. Moi, au contraire, je le trouve exceptionnel ; j’y passerais ma vie, et plus encore si je le pouvais.
En divers endroits du parc se dressent des bancs publics, et de ceux-là j’aimerais parler. Il y en a plusieurs dans le parc. Certains sont très anciens et de constitutions robustes. D’autres sont plus modernes. Fabriqués de toutes pièces ou reformés sur la base d’anciennes fondations, ils présentent tous une même structure. En effet, un banc c’est un banc. Schématiquement, un banc se constitue de piliers sur lesquels repose une assise rigide dont le rôle est d’élever le fondement de l’homme. Ajoutez à cela un dossier sur lequel s’appuyer et vous pourrez passer d’agréables moments dans les nuages. C’est une description sommaire et réductrice, certes, car un banc public est bien plus que cela.
Les bancs publics accueillent les gens pour quelques minutes ou quelques heures ; ils offrent un refuge à chacun et prodiguent du réconfort à tous, sans distinction aucune. L’enfant, par exemple, s’y appuie, à demi-fesse, avec la douceur qui lui a été offerte, impatient de la croquer à pleines dents. Le vieillard, épuisé par le dur chemin parcouru jusque-là, s’y fixe de longues minutes afin de retrouver le souffle. Le riche industrieux s’y paye quelques instants de répit pour laisser reposer le poids de ses responsabilités. Quant au pauvre hère, il y trouve de jour comme de nuit un soulagement salutaire, il y refait le plein de courage avant de s’élancer à nouveau sur les routes du hasard.
Comme je l’ai mentionné plus haut, on trouve plusieurs bancs publics dans le jardin ; et selon ses goûts et ses habitudes, on aura coutume de se rendre à tel ou tel banc. L’allure et l’emplacement du banc entrent en ligne de compte, bien sûr. Style rutilant ou dépouillé, placé ostensiblement ou dissimulé… Le choix se fait d’après des critères affectifs. Il y a des personnes qui dédaignent certains bancs de prime abord, les trouvant surannés, durs ou austères – à mon avis, ils n’ont jamais vraiment pris le temps de les apprécier à leurs justes valeurs. En effet, tout banc revêtira une signification personnelle dès lors qu’on y aura connu une émotion. Amour, joie, paix, recueillement ou rédemption, en ce domaine tous les bancs se valent. Un banc public apportera un secours divin à quiconque est dans le besoin ; et en définitive, il offrira le repos du corps, du cœur et de l’âme.
Moi, j’ai mes préférences mais aucune prédilection. En vérité, j’estime que chaque banc a ses particularités ; à chacun je trouve une caractéristique, une originalité qui, à mes yeux, lui donne de la valeur. Aussi, lorsque je ressens le besoin de faire une pause sur mon parcours, je choisis soigneusement mon banc. Parfois ce sera un banc qui m’offre un point de vue sur le jardin public, d’autres fois un banc à l’écart pour me retrouver seul avec moi-même. Je connais beaucoup de gens qui ont un banc, toujours le même, sur lequel se reposer. Ce n’est pas mon cas. Si je n’ai pas acquis cette habitude c’est qu’à l’époque où mes parents m’emmenaient au parc, un banc public servait tout juste se reposer et, à ce titre, n’importe quel banc pouvait faire l’affaire.
Aujourd’hui les choses ont changé : nous sommes de plus en plus nombreux à abandonner le jardin public au profit des salons aisés. À notre époque, canapés et fauteuils modernes ont gagné les demeures les plus modestes. Il faut reconnaître qu’ils sont séduisants : enrichis d’étoffes, aux assises feutrées, disposant de dossiers orientables… ils promettent un confort incomparablement plus jouissif que celui d’un banc public. Mais il y a un revers : ils contribuent au chacun-chez-soi. En conséquence, se développe la tendance à traverser le jardin public sans y prêter la moindre attention, sans prendre le temps de contempler la vie qui s’y trouve. Quant aux bancs publics, ils sont déconsidérés, ignorés, dénigrés. Il reste bien encore quelques vieillards pour s’y rendre à l’occasion ; le temps de récupérer leur souffle et les voilà repartis. On voit aussi quelques enfants qui, appuyés du bout des fesses, dégustent avidement les premiers morceaux de la douceur qui coule (trop vite) entre leurs doigts. Le riche industrieux, lui, a volontiers délaissé les bancs publics, cette hostie fade, au profit de canapés moelleux et raffinés. Seul le pauvre hère tire encore parti de l’humble hospitalité des bancs publics ; il y reprend espoir avant de rejoindre les chemins tortueux de sa misérable existence.
De nos jours, certains disent que les bancs publics ont fait leurs temps et que, la modernité les ayant fait tomber en désuétude, il conviendrait de les retirer l’un après l’autre. Les plus extrêmes allèguent la dangerosité de tel ou tel banc, appelant à leur démantèlement immédiat avant qu’un drame ne survienne. Mais d’aucuns tempèrent, rappelant qu’ils font partie de notre histoire, de notre héritage, et qu’ils remplissent encore leur fonction auprès de nombreuses personnes.
Je n’ai pas d’avis sur la question. Peut-être faut-il laisser œuvrer le temps. Peut-être le jardin n’a-t-il plus besoin de banc. Mais je m’interroge : sans bancs publics, serons-nous encore capables de jouir de ce magnifique jardin plutôt que de le traverser sans y prêter la moindre attention ? Car un banc public est bien plus qu’un lieu de réconfort passager, bien plus qu’un endroit où se laisser aller à des rêveries fantaisistes. Il est un lieu de calme et de solitude, un lieu de joie et de convivialité. Il est un lieu d’inspiration divine à toute personne qui la recherche, un lieu de paix et de liberté à quiconque prendra le temps de les trouver.
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