Pièce-de-puzzle
- gregos343
- Apr 9
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Updated: 6 hours ago
Toute chose en ce monde a reçu un nom. Pas nous. C’est injuste ! Même un brin d’herbe se voit attribuer, de la part du botaniste, un nom commun et aussi un nom scientifique ; tandis que nous sommes seulement désignées « pièces de puzzle », même par le céphaloclastophile. Je peux admettre qu’il n’y ait pas une dénomination pour chacune d’entre nous, mais j’aurais au moins espéré un véritable nom pour notre espèce… « Pièces de puzzle », c’est dévalorisant. Comme si la seule chose qui importait était le puzzle, au détriment de ce qui le constitue.
On pourrait supposer que l’absence de dénomination singulière tient au fait que nous sommes toutes parfaitement identiques, remplaçables et interchangeables à souhait, mais c’est faux ! Nous sommes singulièrement différentes les unes des autres. Mieux encore, aucune d’entre nous ne saurait prendre la place d’une autre car chacune a une place prédéfinie dans le grand tout qu’est le puzzle, chacune est unique, et même indispensable. En effet, si l’une d’entre nous venait à cesser d’exister, cela compromettrait le tout ; c’est dire l’importance que nous avons.
Le céphaloclastophile a commencé à assembler le puzzle voilà bien longtemps et, depuis, l’ouvrage est en cours de réalisation ; il a d’abord placé le contour et il en est maintenant au remplissage. Jour après jour il est à l’œuvre, et le résultat commence à apparaître. Certes, on n’y voit encore rien de bien précis mais, pourvu qu’on soit un tantinet perspicace, l’œuvre finale est prévisible ; le dessein apparait au regard des plus clairvoyants.
J’ai beaucoup de compassion pour mes sœurs qui, comme moi, sont en vrac et n’ont pas encore trouvé place dans le grand tout. L’une d’elles me fait particulièrement de la peine, elle attend depuis si longtemps qu’elle en a totalement perdu espoir. Et je la comprends… car elle se trouve dans la position délicate d’être sous la masse, donc, pour ainsi dire, invisible. Qui lui en voudrait de n’avoir plus d’espoir ?
D’autre part, il y a celles qui sont déjà à leur place ; elles sont posées, stables, solidement ancrées et liées à leurs proches. Je sais que c’est ce qui nous attend, à moi et à chacune d’entre nous ; la question est simplement de savoir quand : quand aurais-je, à mon tour, pris place dans le grand tout ?
Avant d’aller plus loin, laissez-moi me présenter. Je m’appelle Pièce-de-puzzle. Je ne saurais vous offrir une autre appellation car c’est la seule qui m’ait été donnée. À mon grand désarroi je n’ai pas encore rejoint la place qui me revient et, en toute honnêteté, je ne sais pas du tout où je suis censée me trouver. Donc j’attends…
Autrefois, je ne pensais pas à la condition qu’est la nôtre. Je vivais sans me poser de question… bien qu’au fond de moi-même je sentais que j’étais en vrac, perdue au milieu d’un amas incompréhensible. Puis un jour je me suis éveillée à la vision d’un grand tout dans lequel chacune à une place attitrée, prédéterminée. Et, depuis, je vis dans l’attente de rejoindre ma véritable place, celle à laquelle je suis destinée, celle qu’aucune autre que moi ne peut occuper. Je vis dans une expectative qui n’a rien à voir avec un vil désir ou un vain espoir, je vis avec la certitude qu’un beau jour je rejoindrai la place qui est la mienne. Je le sais comme je sais que demain il fera jour.
J’attends mon tour ; et jusqu’alors je suis contrainte de rester en marge. N’allez pas croire que je fasse preuve de mauvaise volonté ! Le fait est que je ne peux, en aucune manière, aider le céphaloclastophile à me mettre à ma juste place. Lui, et lui seul, découvrira à quoi me raccrocher. Lui, et lui seul, me mettra à ma place. Parfois il me prend, me fait tournoyer – j’en suis alors toute remuée –, puis il tente de m’insérer ici ou là auprès de mes semblables. Semblables mais pas pareilles. En ce qui me concerne, je sens assez vite que je n’ai rien à y faire ; et si le céphaloclastophile m’y force malgré tout, j’en ressens une vive douleur et je prie pour que cesse le supplice. En définitive, le céphaloclastophile se trouve contraint d’admettre que ce n’est pas ma place ; le supplice cesse, je retourne en marge et j’attends que la prochaine éventualité se présente.
Je sais très bien comment cela va se passer : le céphaloclastophile va continuer d’assembler le puzzle jour après jour. Arrivera le moment où mon emplacement lui sera apparent, et il me cherchera, je le sais. Il me trouvera et me mettra à la place qui me revient. Alors je serai enfin posée et stable. Et je sais aussi que je serai rapidement bien entourée, et qu’ensemble nous témoignerons de l’existence du tout. Car, prises indépendamment, chacune d’entre nous n’offre rien à voir de tangible. Ce n’est qu’ensemble que nous donnerons à voir l’image au grand complet. Cependant, lorsque je regarde en moi cette petite partie du grand tout, je sais avec une absolue certitude que lorsque le puzzle sera complet, ce qu’il donnera à voir sera tout simplement sublime.
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