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Rebâtir

Updated: 13 hours ago

Le déluge avait tout emporté. Des vies perdues, un monde détruit. Tout ce que nous avions bâti par le passé se trouvait réduit à néant. Nous autres, rescapées du hasard, épargnées par la Providence, nous prîmes la direction de l’orient – où le soleil se lève toujours – avec l’espoir de tout recommencer. Sous la conduite de notre souverain, le roi Dormen, nous nous établîmes dans une vaste plaine pour fonder une cité nouvelle ; le temps était venu de rebâtir.


Nous sommes d’une espèce laborieuse et disciplinée. Notre souverain, résolu à nous restituer notre gloire d’antan, était formel sur un point : notre destinée ne dépend que de nous. Aussi, lorsqu’il nous intima de bâtir une cité majestueuse, ornée en son centre d’une tour haute comme le ciel, nous nous mîmes au travail avec une ferveur et un enthousiasme à toute épreuve.

La consigne était claire : la hauteur et la constitution de la tour devaient être telles qu’aucun déluge, aucune inondation, ne puisse en venir à bout. Nous avions subi de terribles avaries par le passé ; cette tour serait notre rempart contre le malheur, notre défi envers l’adversité, notre pied-de-nez à la barbe des dieux.


Je faisais partie des nombreuses ouvrières de ce chantier titanesque. L’essor de l’édifice était notre ouvrage : maintien des structures et progrès continuels requéraient un labeur auquel toutes devaient contribuer. Or, nous sommes d’une ardeur infatigable. Construisant notre avenir brique par brique, excavant la terre, creusant des galeries, nous édifiâmes un véritable monument à notre gloire.

Un chantier de cet ampleur demande une parfaite coordination. Nous avions alors établi des voies de communication nous permettant de nous entendre sur tout : construction, destruction, production, reproduction, accumulation, épurage et élimination… la sempiternelle répétition des actes était tournée vers un unique objectif : la croissance.


Notre tour s’érigeait plus haute chaque jour, pointant vers le ciel sans toutefois pouvoir encore l’atteindre. Était-il seulement possible qu’elle l’atteigne ? À tout bien réfléchir, non. Mais notre roi, audacieux et déterminé, en avait décidé autrement. Son désir était ardent et il savait pouvoir compter sur notre complet dévouement : mes sœurs et moi, fidèles et zélées, mettrions du cœur à l’ouvrage qu’il pleuve ou qu’il vente.


Lorsqu’on se trouve immergé au cœur de la cité, il est impossible de prendre la mesure de son étendue. Pour cela, il faut du recul, il faut prendre de la hauteur si on veut pouvoir la considérer dans son ensemble. C’est ce que j’ai fait. Et ce que j’ai vu m’a épouvantée. La cité était démesurée. Et la tour, disproportionnée. Alors je pris conscience que le roi Dormen nous avait bercées d’illusions. Son rêve de grandeur et de toute puissance n’était certainement pas le nôtre, et je craignais que nous fussions allées trop loin. La tour était trop haute, trop visible. J’étais sûre que cela provoquerait un désastre, c’était imminent.


Quand le ciel s’abattit sur nous, je me trouvais – par chance – à bonne distance. Par chance, dis-je, car aujourd’hui je peux témoigner devant les générations à venir. Ce que je vis, ce jour-là, ne peut mieux se décrire que comme une ombre qui boucha le ciel, une tache obscure qui enfla rapidement. L’instant d’après, c’est tout le poids de notre orgueil qui se brisa sur nos têtes. La tour fut pilonnée, écrabouillée, pulvérisée. Du pinacle au fondement, l’édifice fut anéanti. Dans la cité, ce fut la débandade : on se carapatait pour garder la vie sauve. Je vis mes sœurs se faire disperser aux quatre vents. Leur traumatisme fut tel qu’elles en perdirent leur latin ; elles furent incapables par la suite de se reconnaître entre elles, étrangères parmi leurs semblables. Quant à moi, je fus la spectatrice impuissante d’un drame d’ampleur biblique. Je suis restée figée devant cette épouvantable catastrophe, cette apocalypse ; nous subissions la colère de Dieu.

Représentions-nous une menace à ses yeux ? Je ne saurais le dire… Mais quand sa main s’abattit sur nous, cela ne m’étonna guère. Enfin… je dis sa main, mais c’est de son pied qu’il s’est agit. Oui, oui… de son pied.


Nous avions vu trop grand… Si seulement nous nous étions faites plus petites…

La tour anéantie, moi et mes sœurs désunies… qu’allions-nous faire à présent, nous, les termites ?

 
 
 

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