Tournures d’esprit

On dit que chaque individu sur Terre est doté d’un corps et d’un esprit. Le principe veut que l’esprit soit lié au corps, indissociablement, jusqu’à ce que ce-dernier rende l’esprit. Mais de quel esprit parle-t-on au juste ?

Le monde spirituel est immatériel ; c’est-à-dire que nous-autres – créatures terrestres – témoignons de son existence uniquement par induction, via des intermédiaires. Ces intermédiaires sont des corps. Un corps de chair et de sang (matériel, donc) permet à un esprit de s’exprimer par gestes et paroles – d’où les mots d’esprit. Une rencontre entre individus équivaut donc à une rencontre entre esprits. Et quand les grands esprits se rencontrent les mystères se révèlent, le savoir se fait jour. Notons au passage que la connaissance est une nourriture de l’esprit.

Il existe quantités d’esprits (de toute évidence, plus que de corps), chacun se trouvant dans une disposition particulière qu’on appelle « l’état d’esprit » dont tout individu est mû à tout instant. On comprendra mieux, de ce qui suit, pourquoi le monde est peuplé de créatures aux tempéraments si variés et, surtout, si variables.

Un esprit est seulement de passage dans un corps. Certes, il arrive qu’un esprit s’installe chez son hôte pour l’entière durée de sa vie, mais c’est anecdotique. Certains esprits sont nobles, comme l’esprit ouvert et l’esprit d’équipe, d’autres ignobles, comme l’esprit tordu, l’esprit de clocher, et l’esprit de contradiction. Néanmoins, la plupart se situent entre deux ; tel est le cas de l’esprit critique et de l'esprit positif, ceux-là sont versatiles : agaçant ou aidant, ou les deux à la fois, ça dépend…

Un individu ne possède donc pas un esprit unique, immuable et indissociable du corps. Au cours de sa vie, son corps sera l’hôte de divers esprits entrants et sortants – de là viennent les expressions « perdre ses esprits » et « reprendre ses esprits » (mais rien ne permet d’affirmer qu’il s’agisse bien des mêmes). On assiste donc à des tournures d’esprit.

Relevons ici l’usage du pluriel. Un corps peut être habité d’un unique esprit (c’est rarissime), on dit alors qu’il est simple d’esprit. À noter que l’esprit en question n’est pas forcément stupide ou ignare, il peut tout à fait s’agir d’un brillant esprit – l’histoire en a connu quelques uns. Cependant, en règle générale on assiste chez l’individu à une cohabitation entre plusieurs esprits au sein d’un même corps (souvent à son insu) – la présence d’esprit s’inscrivant en droite ligne de l’ouverture d’esprit de l’individu – et la plupart du temps, cette cohabitation se passe bien. Mais, dans le lot, quiconque aura l’esprit dérangé verra la cohabitation compromise – comme en témoigneront les comportements du quidam.

Excepté les personnes simples d’esprit, les êtres humains sont changeants. En l’occurrence, le phénomène n’est pas dû au hasard, et la cause en est très simple : toute situation vécue fait appel à un esprit apte à la gérer. Selon les circonstances, donc, un esprit étriqué pourra faire place à un esprit fort (le dernier prenant l’ascendant sur le premier) afin de gérer au mieux la situation vécue. La permutation (ou tournure) d’esprit s’effectue spontanément et de manière optimale... enfin, du mieux possible… bref, comme d’habitude quoi ! Sauf dans les cas où il y a discorde (due à l’absence d’esprit d’équipe). Alors surviennent les maladresses, les lapsus, les actes manqués et autres manifestations de deux ou plusieurs esprits qui s’expriment concurremment.

Comment donc instaurer l’harmonie chez soi ?

Se mettre l’esprit à la torture n’est certainement pas la solution. Faire appel à son esprit de compétition, non plus ; celui-ci voudra gagner à tout prix – on notera que l’esprit de compétition a la fâcheuse tendance à échauffer les esprits. Non. Ici, c’est l’esprit de famille qui doit faire office de médiateur pour calmer les esprits et établir l’harmonie au sein de l’individu. Attention toutefois à ne pas confondre l’esprit de famille avec l’esprit de sacrifice qui, lui, a bien trop tendance à s’oublier. L’objectif – faut-il encore le rappeler – est d’être sain d’esprit(s).

En parlant d’oublier, il y en a un qui est trop souvent mis au ban, c’est l’esprit joueur. L’esprit joueur, c’est celui qui s’exprime lorsqu’on a envie de plaisanter, de s’amuser, lorsque tout est simple, facile, que rien n’est à prendre trop au sérieux. Presque tous les enfants ont un esprit joueur. C’est d’ailleurs lui qui leur ouvre les portes de l’imagination et de la créativité ; et quels enchantements leurs fait-il vivre !

Chez les adultes c’est différent. Si certains en sont fervents, d’autres en revanche ne le supportent pas ; le considérant puérile, inutile, voire dangereux, ils vont jusqu’à l’exclure ou l’ostraciser. En outre, ils redoutent et évitent quiconque aurait un esprit joueur, de peur que celui-ci s’insinue dans leur tête et leur fasse perdre leur sérieux. L’esprit joueur, lui, n’a pas de préférence. Il vagabonde et se présente chez quiconque est disposé à le recevoir. D’ailleurs… qui croyez-vous être à l’origine de ces lignes ?

Bon. Le moment est venu de faire appel à votre esprit de synthèse – je sais… être spirituel, c’est complexe – alors tâchons de faire simple. Parents, enfants, ami(e)s, collègues… toutes celles et ceux qui vous entourent possèdent un ou plusieurs esprits (on peut aussi le voir dans l’autre sens : c’est eux qui sont possédés !). À tout moment, selon sa disposition d’esprit, votre grand-oncle pourrait bien être méconnaissable. Rassurez-vous, cela ne signifie pas pour autant qu’il a l’esprit détraqué, il a peut-être juste l’esprit embrumé. Laissez-lui quelques minutes pour remettre de l’ordre dans ses esprits, il ne faudra pas longtemps pour qu’il recommence à vous faire sourire avec ses fameux jeux d’esprits.

En dernière instance, je fais confiance à votre vivacité d’esprit pour déceler que dans cette histoire il y a la lettre et l’esprit. Néanmoins, si vous ressentez un certain malaise (voire une pointe d’excitation) suite à cette lecture : prenez garde ! Il se pourrait que vous ayez l’esprit mal tourné. Allez donc vous aérer l’esprit, ça ira mieux.

Enfin, si à un quelconque moment au cours de la lecture vous avez eu l’esprit ailleurs, c’est bon signe : cela prouve que vous êtes un esprit libre parce que – vrai ou faux – il ne s’agit que d’une vue de l'esprit.