Vive Camille !
- gregos343
- Apr 9
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Updated: 13 hours ago
C’était un puissant navire, un vaisseau immense qui brisait la déferlante depuis des siècles et dans lequel nous étions embarqués pour une destination incertaine. Depuis son édification le bâtiment était resté le même (mis à part quelques remaniements) : à la tête se trouvait son commandant, suivaient les officiers, puis il avait nous, les matelots.
Nous avions connu des temps calmes et tempétueux, progressant à vue ou bien guidés par les étoiles. Le vaisseau tanguait dans la houle, tantôt à bâbord, tantôt à tribord, à la poupe comme à la proue – j’en avais le mal de mer – mais la vieille coque tenait bon. Or, il y avait depuis peu des signaux inquiétants : grondements sourds, craquements, effondrements… Les supérieurs firent mine de rien, nous intimant de tenir nos postes. Pourtant, le fait était là : le navire prenait l’eau.
Chacun fut assigné à une tâche, tous au travail. Il s’agissait d’écoper au coude à coude pour sauver le navire du naufrage. On a bien essayé de colmater les brèches mais ce fut sans effet, l’eau continuait à s’infiltrer par le fond. Les matelots étaient pétris de peur et d’espoir, tous priaient pour des jours meilleurs ; tous sauf un jeune homme (à moins qu'il ne se fût agi d’une femme) du nom de Camille. On l’appelait « l’enfant ».
L’eau montait dans les cales, et tandis que des matelots de tous âges ramassaient puis vidaient leurs sacs dans une chaîne pressée et ininterrompue, Camille se tenait à l’écart, dans un recoin de l’embarcation, à gribouiller un cahier. Toute son attention était absorbée dans ce calepin dont les pages noircissaient de jour en jour. Sa non-participation à l’effort commun divisait l’équipage. Jugeant d’après son air candide, certains estimaient que Camille serait inefficace, qu’avoir recours à son aide serait sans effet. D’autres, au contraire, mettaient son inaction sur le compte de la paresse ou du découragement, ils craignaient que la situation n’empire sans son secours immédiat. Pour ma part, je me réjouissais de voir une personne de moins écoper ; nous étions bien assez dans cette galère.
Le commandant n’avait cure de l’enfant, sa seule préoccupation était de maintenir son navire à flot, un navire sur lequel il avait tout pouvoir : il écartait les divergences d’opinion pour décider de la marche à suivre, il brouillait les cartes, donnait les ordres, et prenait quelques hommes pour les mettre à exécution (faisant ainsi savoir qu’il était seul maître à bord). Dans son coin, Camille soutenait sa gageure, noircissant ses pages avec une assiduité sans faille, n’élevant les yeux que pour les plonger dans les cieux à la recherche de qui sait quoi.
Son cas m’intéressait. Mieux, il m’intriguait. Aussi, m’en suis-je rapproché dans le simple but de satisfaire ma curiosité. Camille me dévoila quelques pages de son carnet où je vis des croquis de mâts, de voiles, de poulies et d’autres éléments visibles sur notre embarcation et reproduits très fidèlement sur le papier. Disséminés çà et là, des chiffres et des signes posés à la hâte, ainsi que quelques lettres que je reconnus comme appartenant à l’alphabet grec et latin. Camille entreprit aussitôt de m’expliquer les subtilités de son dessein ; je n’y compris pas grand-chose mais je le trouvai très réussi. Je me souvins alors de mon enfance, de mes valeurs, de mes idéaux… qu’en avais-je fait ? L’enfance n’est-elle vraiment qu’ignorance et naïveté ? Ou nous autres, adultes, nous sommes-nous mis des œillères pour ne plus souffrir ? Avons-nous fini par accepter l’inacceptable ? Peut-être… Je crois qu’alors, je considérais Camille comme un être simple et pur, une âme encore bercée par la candeur de l’âge tendre. L’avenir me révéla la profondeur de son discernement et l’étendue de son génie.
Les jours passaient et le vaisseau continuait à sombrer. Le commandant, depuis sa cabine haut placée, ordonna qu’on accélère la cadence : désormais, nous écoperions jour et nuit, sans relâche. Lui et ses officiers se dévouaient dans l’intérêt du navire et non dans l’intérêt des matelots. Ils auraient voulu que nous croyions qu’il s’agissait de la même chose ; peut-être le croyaient-ils eux-mêmes. Mais bien que nous mettions une énergie croissante dans notre labeur, entamant sur notre sommeil, sur notre faim, et même sur notre toilette, il fallut bientôt nous rendre à l’évidence : le navire était en perdition.
Le commandant faisait la sourde oreille. Il n’abandonnerait pas le navire, et nous non plus. Nous écoperions, dussions-nous y laisser la vie. Face à l’absurdité de l’entreprise, nous avons protesté et nous sommes mutinés. Il a alors lancé ses sbires et nous a matés, tous autant que nous étions. Contraints et forcés, nous avons repris notre triste besogne, l’espoir en berne et la mort dans l’âme.
Un jour, tandis que j’écopais en silence, je vis Camille se rendre en douce auprès des plus vifs gaillards de l’équipage et leur parler. M’approchant discrètement, je les vis discuter à voix basse jetant des regards alentours. Ils m’aperçurent et me firent signe de venir ; j’entrai dans la combine. L’enfant avait un plan pour nous sauver du naufrage tout en nous sortant des griffes du commandant ; il fallait des braves pour le mettre à exécution. Carnet en main, Camille nous exposa son plan par le menu, chacun aurait son rôle à jouer. En peu de temps, l’équipage entier fut mis au parfum. Nous savions que le sort allait basculer ; ce que nous ne savions pas encore, c’est que nous allions marquer un tournant décisif dans l’histoire.
Jour après jour, tandis que nous écopions docilement sous les ordres d’un commandant aveugle et borné, nous mettions minutieusement en place les pièces de la mystérieuse machination ourdie par l’enfant. À l’abri des regards indiscrets nous démontions le bastingage, délions les cordages, libérions les poulies… pour les disposer selon le plan établit dans le fameux carnet.
Puis un jour, tout fut enfin prêt. Nous étions à nos postes et attendions le signal. C’est alors qu’on vit Camille se ruer sur le pont en agitant un drapeau bleu. Aussitôt, les matelots de tribord se saisirent d’un morceau de bois ou de métal à portée de main, le dégagèrent et le dressèrent au-dessus de leurs têtes en criant : « Camille ! Camille ! ». Sans attendre, Camille leva un drapeau rouge et les matelots de bâbord firent comme leurs camarades de tribord : ils délogèrent des morceaux de bois et de métal qu’ils dressèrent haut en criant : « Camille ! Camille ! ». Puis finalement, Camille brandit un drapeau blanc. Ce fut mon tour d’agir en libérant les cales du mât ; acte hautement symbolique.
Ce qui se passa ensuite est difficilement racontable tant cela tient de la fiction. Dans les instants qui suivirent, un fabuleux chambardement secoua le navire. Les cales que nous avions libérées déclenchèrent le dispositif élaboré par Camille, un dispositif en dominos. Nous assistâmes alors à un spectacle de haute voltige : les cordes filèrent, les poulies tournèrent, planches et poutres volèrent de tous côtés… Le bâtiment se démantela de part en part sous le regard ahuri du commandant.
« Camille ! Camille ! », criaient les matelots.
Tout était mathématiquement orchestré. Dans une danse aérienne exécutée par un marionnettiste invisible, le navire fut démonté pièce par pièce, du pavillon au gouvernail, puis remonté sous un nouvel agencement. Le renversement se fit en un temps record et on découvrit bientôt un nouveau vaisseau construit avec les restes de l’ancien. L’embarcation avait été entièrement retournée : les parties supérieures étaient désormais sous l’eau et les parties longtemps submergées respiraient enfin à l’air libre. Le commandant fut condamné à voir son navire se renverser ; le pauvre en perdit la tête.
Camille avait débarrassé la Terre d’une épave et l’avait remplacée par un édifice robuste et souple à la manœuvre. Le voyage reprit sous de meilleurs auspices ; une nouvelle route s’ouvrait devant nous, cap sur l’avenir !
Nous avions sué sang et eau, priant dans l’ombre pour un renouveau. Celui-ci nous fut apporté par un jeune homme (ou une jeune femme… l’histoire reste imprécise à ce sujet) : Camille. Ce jour glorieux restera dans les mémoires comme le jour où de braves matelots, suivant l’idée de Camille, brisèrent leurs chaînes et libérèrent tout un équipage de la prison où il était maintenu captif. Depuis, chaque année à cette date, nous célébrons son nom. Vive Camille !
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